mardi 6 mai 2008

Temps et Métaphore


Une élaboration toujours en cours.
Paul Ricoeur pose comme hypothèse de base à sa mise en lien du temps et du récit que : « Il existe entre l’activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l’expérience humaine une corrélation qui n’est pas purement accidentelle, mais présente une forme de nécessité transculturelle. Ou, pour le dire autrement : le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et que le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle »[1]. Le temps est donc narratif et n’a pas manière d’advenir autrement que par ce mode de mise en forme narrative. La narration en retour ne peut construire sa puissance de refiguration du réel dans la fiction sans développer sa capacité à mimer l’action dans sa dimension temporelle. Temps et récit sont herméneutiquement imbriqués, l’un étant toujours l’a priori incontournable de l’autre, et réciproquement. Et si avec Ricoeur nous associons de manière indivisible le temps avec la trame même du discours, du récit ou de la narration, le discours/temps peut devenir la matière dans laquelle nous devrions sculpter notre compréhension de cette question dont nous sommes parti : Comment parler du temps ?
Est il possible alors d’articuler une volonté d’élaboration théorique avec les propriétés intrinsèques que l’on pourra saisir de la matière/discours ? Nous avons amorcer précédemment l’idée d’une dynamique essentielle d’intrication entre la métaphore (dans ses définitions les plus larges) et le récit freudien de cette métapsychologie, élaboration toujours en cours d’une fictions théorique aux vertus herméneutiques et heuristiques étonnantes. Or Ricoeur fait, de lui-même, un lien directe entre métaphore et récit ; il pose leur appartenance commune à un discours dont la nature est de permettre un abords autre de la réalité du monde où la mise en relief de qualités jusque là invisibles ouvre la porte à une autre compréhension d’une «vérité » a laquelle le langage descriptif classique ne peut pas nous exposer. « C’est ainsi que redescription métaphorique et mimésis narrative sont étroitement enchevêtrées, au point que l’on peut échanger les deux vocabulaires et parler de la valeur mimétique du discours poétique et de la puissance de redescription de la fiction narrative. Ce qui se dessine ainsi, c’est une vaste sphère poétique qui inclut énoncé métaphorique et discours narratif »[2]. Le terme poétique devient un principe unitaire englobant dont la propriété principale est d’évoquer l’indicible : « C’est ainsi que le discours poétique porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n’ont pas d’accès au langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu’à la faveur du jeu complexe entre l’énonciation métaphorique et la transgression réglée des significations usuelles des mots »[3]. Si nous suivons ce fil conducteur de la métaphore au récit freudien puis du récit à la temporalité, alors la psychanalyse nous semble potentiellement un exemple de plus en plus intéressant pour mettre en exergue cette possibilité d’une matière/discours qui devient le reflet d’une élaboration du temps, toujours en cours. Notons néanmoins que contrairement à Ricoeur, cette fois, nous considérons la métaphore dans ce qu’elle peut prendre du récit, et de manière plus essentielle la capacité de «mimer » quelque chose du champ sensoriel autant que du champ temporel. Nous rejoignons ici une articulation de la fiction avec le réel dans ce que le récit met en mouvement du sensoriel chez un sujet.
En effet, nous avons vu que la métapsychologie est le reflet de ce qui ce construit dans le sujet Freud. Son discours théorique vient donc en quelque sorte mimer quelque chose du fonctionnement psychique intime de Freud. Il avait en lui cette échange conscient/inconscient et donc aussi cette potentielle articulation : temporalité subjective consciente/atemporalité de l’inconscient/temps commun de l’horloge. Et bien qu’il ne théorisera cette articulation que de manière parcellaire ou par le biais de concept clé comme l’après-coup, on ressent pleinement les effets théoriques et clinique d’une représentation révolutionnaire du temps. Malgré les « points aveugles » de la théorie, cette articulation est belle et bien inscrite dans la dynamique interne du fonctionnement métapsychologique. Elle est inscrite dans le discours lui-même, comme l’est la ou les représentations du temps qui l’anime.
La métaphore comme constitution dynamique intrinsèque à la métapsychologie, est ce qui permet de «jongler » entre le couple temps/hors temps et le temps classique, elle est toujours à l’œuvre même là où l’explication freudienne fait défaut. Cette articulation est directement en prise avec les mouvements les plus intimes du discours. Et nous postulons, là encore, que la métaphore est le lieu d’observation princeps de cette articulation. Une donnée essentielle manque néanmoins à notre explication
Le temps, l’autre et l’intersubjectivité.
Car une conception du temps, comme celle de Ricoeur, est bien sûr incomplète tant que l’omniprésence du sujet et de l’autre au sein même de la narration n’est pas constamment prise en compte. Il suffit pour s’en convaincre de se pencher succinctement sur ce que contiennent les Mimésis décrites par cet auteur. Pour Ricoeur le récit dans son articulation au temps présente trois niveau de «Mimesis ». [4]
Mimésis I : Existence nécessaire de préalables conceptuels et symboliques lié à un environnement social et culturel commun qui placent l’auteur et son public dans une base de pré compréhension possible.
Mimésis II : Concerne le récit et ce qui constitue la fiction à par entière, dans sa capacité à refigurer le réel par une intrigue aux ingrédients hétérogènes, en mettant en scène une vérité autre de celle ci (la réalité).
Mimésis III : Met en jeu la nécessaire interaction entre le récit, création fictive de l’auteur et l’univers personnel du lecteur ou de l’auditeur.
D’autre part, Ricoeur souligne dans «La métaphore vive », qu’en définitive, le lieu le plus intime et le plus ultime de la métaphore pourrait n’être ni le mot, ni la phrase, ni le discours, mais dans ce que le discours suscite chez celui qui écoute ou qui lit. Ainsi en poussant sa réflexion sur l’origine de «l’innovation sémantique » il finit par conclure qu’ «il faut prendre le point de vue de l’auditeur ou du lecteur, et traiter la nouveauté d’une signification émergente comme l’œuvre instantanée du lecteur »[5]. L’autre comme incontournable nécessité à l’émergence du sens, voilà une donnée essentielle liée autant à la question de la métaphore qu’a celle du récit qui l’englobe. « Tout sens a finalement des dimensions intersubjective, en tant que l’implicite est ce qu’un autre peut expliquer. »[6] Données essentielle pour la psychanalyse, la dimension intersubjective est ce par quoi le travail de la métaphore est rendu possible. Toute explication de l’inexplicable par la seule intervention d’une théorie de l’inconscient serait vaine si elle n’était pleine de relations intersubjectives sous-jacentes. De quoi d’autre nous parle la psychanalyse freudienne si ce n’est de relation entre le Moi et l’objet, de sexualité et de désir. Or le désir outre le désir de l’autre, n’est il jamais autre chose que demande faite à l’autre ? Ici s’articulent désir, langage et intersubjectivité. Point de conflit, de refoulement, et toutes les transformations que la psyché fait subir aux souvenirs, sans désir, c’est à dire, par nature, une rencontre entre deux humains qui se confrontent. La relation au temps se complète d’un rapport intime avec la nature profonde d’un sujet désirant.
Si l’on écarte sa définition proprement phénoménologique du temps, à distance de la question du discours et du récit, Merleau Ponty fait un lien plus extrême entre la subjectivité et le temps. Merleau_Ponty écrit, dans Phénoménologie de la perception :« Nous disons que le temps est quelqu’un, c’est à dire que les dimensions temporelles, en tant qu’elle se recouvrent perpétuellement, se confirment l’une l’autre, ne font jamais qu’expliquer ce qui était impliqué en chacune, expriment toutes un seul éclatement ou une seule poussée qui est la subjectivité elle même. Il faut comprendre le temps comme sujet et le sujet comme temps »[7]. Complétant ce point de vu, l’auteur exprime que si le temps est subjectivité il est aussi nécessaire existence de l’autre interagissant, vision du temps qui ne peut être comprise dans l’idée d’un temps causal objectif. « La subjectivité n’est pas l’identité immobile avec soi : il lui est, comme au temps, essentiel, pour être subjectivité, de s’ouvrir à un Autre et de sortir de soi »[8].
Nous pourrions ajouter, en laissant de coté les différences de philosophie, une vision complémentaire d’Emmanuel Lévinas : « La situation de face à face serait l’accomplissement même du temps ; l’empiétement du présent sur l’avenir n’est pas le fait d’un sujet seul, mais la relation intersubjective »[9]. Le temps semble donc inséparable de l’existence de l’autre pris dans sa relation à soi. Cette relation intersubjective si nous la considérons par sa médiation au récit, nous voilà donc face a face avec cette relation quasi charnel entre notre idée du temps, notre idée de la relation à l’autre et notre idée du discours. C’est peut être en ce sens que l’on retrouve Merleau Ponty abordant la question du temps en partant d’une relation global de l’homme au monde : « Le monde est inséparable du sujet qui n’est rien que projet du monde, mais d’un monde qu’il projette lui-même. Le sujet est être au monde »[10]. Interaction intentionnelle qui lie le rapport perceptif de l’homme à la réalité dans un champ de présence toujours à la fois constituant et à constituer. Dans ce champ de présence, le temps se donne a moi « en chair et en os » dans une intimité partagée avec le monde. Le sujet du langage pris dans la logique du désir a donc le pouvoir de décrire et redécrire le réel au gré des relations intersubjectives qui l’animent. Et par la même c’est à chaque fois tout ou partie de son rapport au monde donc à lui-même qu’il a le pouvoir de changer ; mais il ne peut pas le faire seul.
Il est maintenant possible d’avancer encore un peu plus dans la définition de la métaphore. On retrouve ici le lien avec la capacité de la métaphore de redécrire le monde au travers d’une narration subjective dans un rapport toujours étroit avec celui qui reçoit le discours. Cette capacité de redescription du réel présuppose par les liens étroits existants entre temps et discours, et temps et subjectivité, la possibilité dans un dispositif intersubjectif de modifier la représentation du temps. La métaphore devient lieu de passage réciproque du subjectif au réel ; le récit quel qu’il soit, devient l’interface qui rend représentable les modifications ainsi induites. Ricoeur résume ainsi le rapport de l’œuvre créatrice de sens dans sa capacité de médiation entre l’auteur et son interlocuteur. C’est la dimension herméneutique de cette inter construction qui justifie le développement, par le biais du récit, d’une possibilité de monde habitable. « C’est la tâche de l’herméneutique de reconstruire l’ensemble des opérations par lesquelles une œuvre s’enlève sur le fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir, pour être donnée par un auteur à un lecteur qui la reçoit et ainsi change son agir »[11].


Importance de la valeur clinique du travail de la métaphore

Dans cette exploration des remaniements possibles des liens entre dichotomies basiques ; fiction/réalité, subjectif/objectif, faux/vrai, il nous semble avoir commencer a porter ici notre attention sur de nouveaux équilibres de dualité où semble se reproduire à l’infini une barre de séparation chère a Lacan. Ombre portée d’une séparation dont celle du signifiant/ signifié serait l’origine ? Dans tous les cas l’articulation du langage et de l’inconscient rebondit sur celle du temps. La métaphore la forme dynamique de cette articulation vivante et dialectique entre deux humains.
Jakobson utilise les figures du discours telle que la métaphore pour décrire le fonctionnement du langage. Ce faisant il retombe inévitablement sur les procédés métaphorique et métonymique. « On est de fait conduit à suivre Jakobson, et à faire de la métaphore et de la métonymie les combinaisons qui organisent toute forme de parole articulée ».[12] Pour Lacan, la chose aussi est entendue, l’inconscient fonctionne selon un processus métaphoro-métonymique. Les termes de métaphore et de métonymie sont-ils ici surprenant alors même que le développement théorique freudien s’étaye directement sur l’étude de la parole. Déplacement et condensation sont pour Freud des opérations clés des mouvements inconscients qui articulent le discours latent au discours manifeste. La trame du désir ainsi camouflée dans le jeu inconscient que processus primaires et secondaires font jouer aux mots, offre à la théorie psychanalytique une lecture cryptée. Cette trame cachée du désir dont l’on peut débusquer la trace en remontant le cours fléché de chaînes associatives, invite alors aussi à mettre en lumière ce qui lie les mots en une chaîne signifiante. Cette double opération de cryptage par la condensation et le déplacement sont précisément ce que Lacan place sous la bannière conceptuelle de la métaphore et de la métonymie. « Je » pris dans un discours est alors construit de langage et pris dans un réseau de mots ou chaînes de signifiants dont les mailles invisibles articulent la communication entre conscient et inconscient.
Si «l’inconscient est structuré comme un langage », cela signifie, aussi, qu’il y a dans la métaphore quelque chose d’inévitablement lié au processus inconscient. Je veux dire par-là que si l’inconscient est structuré comme un langage selon un procédé métaphorique, rien d’impensable à considérer alors que la métaphore se structure elle-même selon les modes de fonctionnement inconscient. Et plus précisément selon les modalités de la théorie de l’inconscient ; la métapsychologie. Cette théorie est faite de langage, elle s’inscrit donc dans un discours capable de nous offrir en partage la possibilité d’une redescription de notre perception du monde. Nous voilà donc dans l’espace des phénomènes inconscients, où fiction et réalité s’articulent l’une à l’autre par le biais du langage.
Impossible ici de définir ce qui vient en premier de la fiction ou de la réalité. Nous entrons sur le territoire du fantasme et de l’intersubjectivité inconsciente.
De Toutes ces impasses de la pensée ou les dualités nous enferment, nous ne pouvons sortir que par une compréhension plus large de la part inconsciente de la métaphore. Cette échappée dans le monde du fantasme ne pourra elle-même se comprendre que par une autre manière de voir le temps. A ce point de notre réflexion, nous ne perdons pas de vue nos questions initiales, qui pourraient se traduire en d’autres termes par : comment la métapsychologie arrive-t-elle à produire des effets de réalité dans la clinique ? Qu’est ce qui fait que tout ce que nous avons jusque-là écrit sur la métaphore peut avoir un effet et participer à la modification d’un symptôme par exemple ? Notre point d’articulation autour de la métaphore n’aurait au final aucun sens sans une intégration fine dans le dispositif relationnel particulier de la cure, espace premier d’expérimentation et de mise en «fictionnement » du « récit » métapsychologique. Nous entrons dans un effet de réalité qui n’est plus de l’ordre d’une redescription narrative simple, mais d’une redescription de fond du rapport de l’être au réel. L’usage particulier de la métaphore dans le cadre du face à face analytique prouve l’incroyable intrication du subjectif et du réel dans sa possibilité, au-delà des modifications de représentation, de soigner un symptôme et de modifier le destin identitaire d’un sujet. Car au final, «Le discours de l’inconscient ne devient signifiant que dans le discours de l’analyse qui est interlocution ; c’est dans la cure psychanalytique comme talking cure que devient manifeste tout ce que nous avons pu dire sur le passage du désir au langage par le moyen du renoncement ; constitution du sujet dans la parole et constitution du désir dans l’intersubjectivité sont un seul et même phénomène ; le désir n’entre dans une histoire signifiante d’humanité qu’en tant ‘’qu’elle est constituée par la parole adressée à l’autre’’ ».[13]


[1] Ricoeur P _ Temps et récit. Point Seuil, (1983), tome 1,p 105.
[2] Ricoeur P _ Temps et récit. Point Seuil, (1983), tome 1,p 13.
[3] Ricoeur P _ Temps et récit. Point Seuil, (1983), tome 1,p 11.
[4] NB :Ricoeur entend l’articulation de ces Mimésis dans une vision globale du récit où même s’il s’agit d’une histoire qui présente descriptivement un début et une fin, l’acte de raconter lui, comprends sa fin dans son commencement et vise et versa. De la même manière, même si Ricoeur décompose descriptivement sa Mimésis dans une succession ordonnée par une valeur chiffrée, il ne s’agit pas d’une succession ordonnée dans le temps, d’abord I puis II puis III, mais plutôt de trois niveaux d’analyse du récit dont chacun est médiateur des deux autres. (A reprendre en considération avec la supposée succession des stades que l’on peut considérer par le même biais avec la différence que cette succession là, traduit réellement aussi une idée de succession causale ; une autre vision du temps articulée dans son intrication au discours et à la fiction donne une lecture plus complexe du développement infantile du psychisme.)
[5] Ricoeur P _ La métaphore vive. Point Essais, (1975), p 127.
[6] Ricoeur P _ De l’interprétation (1965). Point, Seuil, (2001), p 406.
[7] Merleau Ponty M _ Phénoménologiede la perception. Gallimard, (1945), pp 482-483.
[8] Merleau Ponty M _ Phénoménologie la perception. Gallimard, (1945), p 487.
[9] Lévinas E _ Le temps et l’autre. PUF, Quatrige, (2001), p 69.
[10] Merleau Ponty M _ Phénoménologie la perception. Gallimard, (1945), p 491.
[11] Ricoeur P _ Temps et récit. Point Essais, (1983), tome I, pp 106-107.
[12] Pouilloux JY _ « Métaphore » in Encyclopaedia Universalis (1995).
[13] Ricoeur P _ De l’interprétation (1965). Point, Seuil, (2001), p 409.