dimanche 4 mai 2008

Le Regard de la Clinique



- Le regard du clinicien dans son rapport à la théorie.
Paul Ricoeur écrit : « L’interprétation est l’intelligence du double sens. Ainsi, dans la vaste sphère du langage, le lieu de la psychanalyse se précise : c’est à la fois le lieu des symboles ou du double sens et celui où s’affrontent les diverses manières d’interpréter. Cette circonscription plus vaste que la psychanalyse, mais plus étroite que la théorie du langage total qui lui sert d’horizon, nous l’appellerons désormais le « champ herméneutique » ; nous entendrons toujours par herméneutique la théorie des règles qui préside à une exégèse, c’est-à-dire à l’interprétation d’un texte singulier ou d’un ensemble de signes susceptible d’être considéré comme un texte ». L’auteur précisera tout au long de son livre combien le « texte » clinique, chargé de signes à voir et à interpréter se prête tout particulièrement à sa réflexion sur l’herméneutique freudienne. Car dans cette extension de la notion de texte et du concept d’exégèse (dans le cadre du travail de la réflexion clinique), le symptôme, entre signes et symboles, est bien le lieu d’une lecture et d’une interprétation permanente.
Michel Foucault, dans « Naissance de la clinique », nous donne un éclairage singulier de la notion de symptôme dans son rapport au regard du clinicien. C’est plus particulièrement dans le chapitre des signes et des cas que l’auteur entreprend de repositionner le symptôme dans ses différents contextes donc dans l’évolution progressive de ses différents sens en rapport avec la maladie. Partant d’une dissociation primaire des différents éléments qui contribuent à l’élaboration du regard clinique, il propose une intégration progressive en une entité globale inaliénable. L’auteur réuni, dans un premier temps, le symptôme et la maladie en une intelligibilité commune possédant en tant que phénomène une force d’expression naturelle. Puis Foucault nous démontre que, par le bain langagier d’un contexte théorique, se substitue au symptôme, jusque-là imprononçable, l’énonciation d’un signe qui permet d’en parler. Foucault utilise la notion linguistique de signifinant/signifié où le signe, c’est a dire ce qui fait sens, est l’association d’un concept et d’une réalité physique. Seul ce couple signifiant/signifié peut donner prise au regard et permettre son argumentation dans le discours. Mieux, c’est dans la mise en instantanéité de ce couple, que s’origine un rapport significatif entre le regard et l’essence regardée, entre le langage qui décrit et la chose qui se donne à décrire, bref entre le mot qui nous sert à penser et la réalité que l’on cherche à appréhender par la pensée. C’est de l’alliance entre le symptôme/maladie et le contexte syntaxiquement organisé que naît la compréhension, donc la découverte.
Foucault pose d’ailleurs la question du regard, comme problématique de base de tout mode de connaissance se voulant ordonnateur du réel. Il résume cela en une phrase : « Œil qui sait et qui décide, œil qui régit »[1]. L’auteur explique que : « La clinique n’est sans doute pas la première tentative pour ordonner une science à l’exercice et aux décisions du regard ». En effet, c’est sur l’assurance d’une reconnaissance purement visuelle que se sont instituées les premières sciences dites naturelles ; établissant ainsi les premières classifications du monde vivant sur la base de l’évidence éprouvée, lors de l’observation de la nature. Un tel regard classificateur avait pour but d’identifier aisément n’importe quel élément du monde vivant dans ses analogies ou ses distinctions avec le reste de la création. Une telle distinction étayée par l’objectivité supposée de l’observateur à pu servir de base idéalisée aux buts de la clinique. Pourtant, le regard médical ne peut se résumer à sa tentative naturaliste. Avec le temps, « le regard médical s’organise sur un mode nouveau… il n’est plus simplement le regard de n’importe quel observateur, mais celui d’un médecin supporté et justifié par une institution, celui d’un médecin qui a pouvoir de décision et d’intervention »[2]. Ce regard ne s’étaye plus seulement dans l’objectivité d’un observateur isolé, mais aussi en rapport à sa validation dans le cadre d’un corps social institué, et donc autorisé a justifié ce regard.
Ce regard, d’autre part, dépasse la simple observation des évidences premières (quatre pattes, des plumes, un pistil, etc..), il devient lui-même créateur de la pertinence des critères observés. Cette pertinence est obtenue par une mise en équations dont la résolution nécessite l’usage de grilles de décryptage théorique préalables. « A ce niveau, écrit Foucault, pas de partage à faire entre théorie et expérience, ou méthodes et résultats ; il faut lire les structures profondes de la visibilité où le champ et le regard sont liés l’un à l’autre par des codes de savoir »[3]. Ce sont ces codes constitutifs du regard clinique qui donnent une force signifiante aux critères observés ; force dans laquelle s’abreuve la validité du code. Il devient difficile de garder en vue une distance possible entre la théorie et l’expérience immédiate lors de l’observation.
Foucault commente les positions successives du symptôme, c’est-à-dire l’évolution des conceptions quant à sa place relative entre le signe et la maladie. Traditionnellement, au XVIII ème siècle, le symptôme est considéré comme la voie royale d’accès à la maladie : « Le symptôme est la forme sous laquelle se présente la maladie : de tout ce qui est visible, il est le plus proche de l ‘essentiel ; et de l’inaccessible nature de la maladie, il est la transcription première »[4]. Il s’agit là du vêtement idéal pour revêtir et donner forme à cet invisible qu’est la maladie. De la même manière que l’on désigne un inconnu dans la rue par sa veste bleue, ou son écharpe à carreaux, le symptôme identifie la maladie à laquelle il donne corps. Le signe est encore à cette époque, différencié du symptôme, dans cette distinction subtile, qu’il n’est que l’annonciateur du passé, du passage ou de l’arrivée prochaine de la maladie ; il n’est pas comme le symptôme son mode d’expression directe au présent. « Il ne donne pas à connaître, tout au plus de lui peut on esquisser une reconnaissance ». Or au début du XIX ème siècle, le regard médical ne se contente plus de recueillir les évidences de la nature, il cherche aussi à comprendre et prédire, il calcule les chances et les risques. Foucault écrit : « La formation de la méthode clinique est liée à l’émergence du regard du médecin dans le champ des signes et des symptômes »[5]. En fait, signes et symptôme vont progressivement être réunifiés dans le champ d’un discours syntaxiquement intelligible, susceptible de mettre en forme la réalité désormais accessible de la maladie. C’est tout à la fois les concepts sur la maladie et la manière de voir cette maladie, qui vont évoluer dans ce rapport nouveau entre la maladie et le regard qui se porte sur elle.
Le symptôme qui possède la force naturelle de son langage propre n’a donc de sens que dans sa traduction en un langage intelligible : « Il ne peut recevoir son sens que d’un acte plus ancien et qui n’appartient pas à sa sphère, d’un acte qui le totalise et l’isole, c’est à dire d’un acte qui l’a par avance transformé en signe ». C’est donc l’intervention d’une conscience qui transforme le symptôme en signe. Pour Foucault, cette mise en sens syntaxique du symptôme s’organise autour d’une série d’opérations :- Opération qui totalise en comparant les organismes - Opération qui remémore le fonctionnement normal - Opération qui enregistre les fréquences de la simultanéité ou de la succession - Opération enfin, qui scrute le corps et découvre à l’autopsie un invisible visible.
Nous ne nous attarderons pas a détailler ces opérations si ce n’est pour souligné que, par leur existence même, de telle opérations s’ajoutent à ces facteurs qui influencent l’orientation du regard et à la manière dont le réel perçu peut en subir l’effet transformant. Lors de ces opérations, théories et hypothèses s’opposent, s’apposent, se dissèquent, se réduisent, se comparent ou s’additionnent, créant ainsi un contexte de mots et d’idées liés entre eux en une structure de pensée à la lumière de laquelle le symptôme peut revêtir l’habit du signe et concrétiser une information jusque là observable mais indéchiffrable. Foucault cite Condillac : « Ne s’agit-il pas simplement de composer et décomposer nos idées pour en faire différentes comparaisons et pour découvrir par ce moyen les rapports qu’elles ont entres elles, et les nouvelles idée qu’elles peuvent produire ».
Tout fonctionne donc comme si la réalité de la maladie ne prenait effet qu’à partir du moment où elle devient énonçable. « Il ne s’agit plus de donner de quoi reconnaître la maladie, mais de restituer, au niveau des mots, une histoire qui en couvre l’être total »[6]. Le mot donne donc sens à l’essence de la maladie, il lui prête vie et vérité à nos yeux d’observateur. C’est alors que l’intrication définitive de la maladie, du symptôme/signe et du regard qui déchiffre, se souligne et s’affirme. Le monde perçu est indissociable du langage qui le cherche, et c’est dans une interrelation constructrice de sens que se créé ce qui s’impose à notre esprit comme la réalité clinique. Nous entrons dans le règne du mot qui concentre en son sein l’ensemble des facteurs ou opérateurs de transformation qui donne son sens à la chose observée dans l’œil de celui qui observe.
A partir de cette première étape de réflexion sur les rapports intimes qu’entretiennent le regard du clinicien et son objet d’observation, le terrain de l’évolution métaphorique des mots qui servent à décrire et penser la clinique, est plus que jamais terrain où vont se jouer la révolution des idées. La révolution freudienne passe par ces mots qui ordonnent le sens du regard en même temps que le sens que prend la chose regardée. Entre normal et pathologique, corps et psyché, biologique et psychologique, la rencontre avec le regard freudien va bouleverser la donne des équilibres établis par le regard médical. Nous ne pouvons qu’avancer plus loin, désormais sur ce qui façonne ce mouvement invisible qui vient porter aux frontière des mots la révolution théorique freudienne. C’est dans le champ de la métaphore que le regard clinique évolue en même temps que les mots qui le portent.


[1] Foucault M _ Naissance de la clinique (1964). Quadrige/PUF, p88, (1994).
[2] Foucault M _ Idem
[3]Foucault M _ Op Cit p 89.
[4]Foucault M _ Idem.
[5] Foucault M _ Idem, p 90.
[6] Foucault M _ Idem, p 94.