vendredi 9 mai 2008

Je Histoire et Vérité



« Le Je n’est rien d’autre que le savoir du Je sur le Je » (La violence de l’interprétation, p 28).

Etre où ne pas être telle est la fiction.
La question du récit, témoignage fondateur à l’origine d’une histoire de soi, pose la question première de la mémoire. Comment se forme la mémoire et qu’est ce qui garanti sa fidélité ? Ricoeur nous ouvre ici un nouveau point de vue de départ sur l’mportance de la «reconnaissance » comme point d’ancrage élémentaire de l’impression de vérité. Comme nous l’avons déjà aborder par ailleurs, une des dualité classique à l’œuvre lors de la propagation d’une histoire est de savoir s’il s’agit d’une vérité ou s’il s’agit d’une fiction. Comment faire la part des choses entre récit vrai et récit de fiction ? C’est aussi selon Ricoeur un problème clé de la représentation du passé en histoire. En remontant le fil de l’histoire par le biais du récit et de la représentation du passé on peut arriver à cette composante essentielle et sous-jacente qu’est la mémoire. Ricoeur écrit : « L’histoire en ce sens est l’héritière d’un problème qui se pose en quelque sorte en dessous d’elle, au plan de la mémoire et de l’oubli ; et ses difficultés spécifiques ne font que s’ajouter à celle propre de l’expérience mnémonique »[1]. Entre l’Histoire collective et l’histoire individuelle, le processus de mémorisation et son inscription dans un récit fondateur semble un trait d’union qui marque un élément minimal de communauté entre la mémoire qui fonde le récit collectif et celle qui est à l’aune du récit de l’expérience individuelle.
Une énigme de la représentation réside dans sa capacité à présenter une chose absente. Paul Ricoeur parle d’une chose qui fût «image de l’absent sous la modalité temporelle de l’antérieur », c’est à dire avant d’être racontée. L’auteur ajoute l’énigme de ce «petit miracle de la reconnaissance » qui résume la croyance en l’authenticité de cette chose qui fût vue, dite et vécue dans ce récit qui nous en rend compte. Car, sensé marquer l’écart entre le fantasme et la réalité, le décret de vérité qui marque de son sceau le souvenir, se fonde t il sur autre chose qu’un acte de confiance ? Acte de confiance ou élément nécessaire d’une reconnaissance qui permet seul d’entrer dans cet enjeu du vrai ou du faux : « Nous trompons nous ? Sommes nous trompés ? Souvent sans doute. Mais _ je le dis fortement _ nous n’avons pas mieux que l’image souvenir dans le moment de la reconnaissance »[2].
La difficulté du travail de mémoire devient alors le corollaire sine qua non de la formation des représentations. Par la même, l’auteur pose que c’est le socle de cette fiction vrai du récit de soi. Car avant d’être d’une résonance toute singulière à l’oreille de l’historien, Ricoeur en décrit la nature à l’échelle première de la psychologie individuelle. Il ordonne ainsi les difficultés de ce travail de mémoire dans leurs liens à l’empêchement, la manipulation et l’obligation.
- La mémoire empêchée, trouve son illustration grâce aux thèses freudiennes sur « le refoulement, les résistances, la répétition, le travail de remémoration, de deuil, de perte » (cité par Ricoeur).
- La mémoire manipulée, «il faudrait évoquer ici les intersections entre le problème de la mémoire et celui de l’identité, et décrire les manières multiples de trafiquer la mémoire par le biais du récit avec ses pleins et ses déliés, ses accents et ses silences »[3].
- La mémoire obligée, enfin, qui allie dans le devoir de mémoire la double contrainte de se souvenir au futur et par obligation, au risque de figer cette mémoire dans une représentation sans critique.
L’auteur plonge ensuite plus loin les racines de ce travail de mémoire dans le développement particulier qu’il prend dans l’élaboration de l’histoire. « En histoire, nos construction sont au plus des reconstructions. C’est de telles reconstructions que nous avons déclaré plus haut l’intention, la prétention, le désir, et dont nous mesurons maintenant le degré de fiabilité, en joignant l’interprétation à l’intention de vérité »[4]. Sur le socle de l’objectivité de la science de l’histoire le pavé du subjectif est lancé qui dans la nature incertaine de la mémoire trouve sa source en même temps que l’objet dont il fait son étude. Nous ne sommes pas loin ici de l’articulation étrange que nous avons fait plutôt entre psychanalyse et science. Nous vient alors à l’esprit l’idée d’un point commun entre travail de mémoire et travail de métaphore. Ce point de communauté pourrait être rejoint dans la nature subjective de la formation du savoir ; que ce savoir soit scientifique ou pas, qu’il prétende à la vérité ou pas, qu’il soit de l’ordre d’un récit fondateur d’un théorie ou d’un récit fondateur de soi ou de l’identité d’un corps de savoir. D’une discipline de la connaissance à l’identité du je, une identité n’est peut être jamais autre chose, dans tous les cas, que le discours d’une identité sur elle-même. Dans une telle conception, un intermédiaire manque à l’appel pour que le récit quel qu’il soit prenne sens, celui par qui et pour qui la représentation entre dans une boucle relationnelle qui seul décide de son destin, de son avenir à être ou ne pas être. « Entre le voeu de fidélité de la mémoire et le pacte de vérité en histoire, l’ordre de priorité est indécidable. Seul est habilité à trancher le débat le lecteur, et dans le lecteur le citoyen »[5]. Dés que l’on admet l’impossible démonstration d’une vérité absolue, extérieure et fondatrice de l’objectivité, la dimension relationnelle intersubjective semble incontournablement liée à l’émergence et la variabilité du sens.
Aulagnier à sa manière nous aide à tisser plus avant les liens du savoir, du récit et de la fondation du Je : « Histoires… celles qu’on raconte au enfants, celles que l’on se raconte entre adultes avec l’espoir qu’on ne découvrira pas leurs mensonges, celles qu’on ce récite en toute bonne foi sur soi même, celles écrites par des prophètes proclamant des vérités éternelles à l’abri de tout changement… et puis les autres, les scientifiques, indéfiniment réécrites par de doctes historiens fouillant les archives à la recherche des « vraies » circonstances, des « vraies » causes… Historiens dont le travail ressemble fort à celui qui incombe au Je, obligé d’écrire-construire l’histoire de son propre passé, pour que son présent fasse sens et pour que le concept de futur lui devienne pensable »[6]. Pour Piéra Aulagnier c’est d’une question clinique dont il s’agit, question qui s’actualise dans chaque rencontre entre le thérapeute et son patient, rencontre avec un historien dont le récit du passé infléchi la réalité présente de manière fort étrange. Mais quelle est donc cette histoire que le patient raconte ? Quelle est la part du vrai et du subjectif, du réel et du fantasmé, interprété, sélectionné, remanié, transformé, censuré qui habite le discours et met en jeu son mystère dans l’énigme de la relation thérapeutique ?
L’expérience clinique montre combien il est impossible de prédire à l’avance le devenir psychique des expériences vécues et inversement d’arrimer avec certitude l’origine de symptômes actuels à des événements spécifiques du passé. Aussi difficile donc de déterminer ce qui à été, est ou sera traumatique et cause potentielle de telle ou telle pathologie. Abandons, accidents, violences ou deuils les souvenirs sont l’objet d’une réévaluation et d’une réorganisation à l’aune des possibilité structurantes ou déstructurante pour la psyché. Expériences affectives somatiques ou psychiques leurs destins personnels varient d’un corps à l’autre, d’une parole à l’autre, et plus que d’un individu à l’autre cette variété d’inscription et de lecture de l’histoire trouve les racines de son changement d’une rencontre à l’autre, d’un moment à l’autre. Notre idée est que, ce champ des possibles, ce terreau psychique ensemencé d’événements multiples donne des pousses aux devenirs pluriels. Autant de narration de soi qui peuvent réactualiser leurs fécondité dans la rencontre présente de l’espace de cure. C’est l’histoire figée de soi et de son symptôme qui peut alors redessiner son avenir dans une histoire nouvelle de son passé.
Ainsi, concernant la relation du je à l’autre, Aulagnier souligne l’importance de la manière dont cette relation s’historise, ce qui interroge en particulier la place que prend le temps avant même l’avènement du Je. Il y à donc pour Aulagnier un espace où le Je peut advenir. Autrement dit, l’avènement du Je et la capacité de se penser comme un Je n’est pas données automatiquement. Il faut pour cela un environnement qui réponde à un certains nombre de préalables nécessaires. Aulagnier écrit : « Le dire et le faire maternels, anticipent toujours sur ce que l’infans peut en connaître »[7]. Ainsi le Je qui est aussi discours du Je sur lui-même, est porté avant même sa naissance par la parole d’un autre, sa mère qui le commente pour ainsi dire à sa place dans ses actes quotidiens d’enfant, et qui lui parle les exigences du monde extérieur. Dans cette fonction prothétique de la psyché maternelle, la psyché de l’enfant trouve l’assurance d’une réalité transformée, métabolisée et humanisée par l’investissement maternel. La mère est donc l’interprète du monde extérieur pour l’enfant ; elle est le porte-parole dont l’enfant devra s’approprier le discours, ce discours qui le parle et qui lui parle le monde. Cette appropriation commence avant la naissance et est sous tendue par une violence primaire nécessaire pour accéder à la condition faite à l’humain. « Le propre du Je est d’advenir dans un espace et un monde dont la préexistence s’impose à lui. D’emblée le Je rencontre un avant de lui-même, un ailleurs, un différent »[8]. Il y a violence dans le sens où nous sommes tous advenus dans un espace préformé, et cette préforme avait un caractère contraignant en même temps qu’un caractère nécessaire. On a donc ici une modalité qui serait le propre de l’humain et qui va suivre le sujet tout au long de sa vie. C’est à dire qu’il va en permanence courir vers un lieu où il est attendu depuis longtemps. Pour le dire autrement, nous sommes confrontés en permanence à des demandes qui excédent nos capacités de réponse tout simplement parce qu’elles ont été forgées par d’autres, dans le contexte des idéaux de l’autre. Puis nous allons reprendre ces exigences en notre nom, parfois en les reprenant avec la même violence, en nous imposant des idéaux impossibles à remplir, parfois en les reprenant de manière plus modérée, et parfois en tentant de les fracasser en niant que nous soyons attendus où que ce soit. Ainsi le Je commence d’abords par intégrer ce que le porte-parole identifie de lui dans un discours qui médiatise l’amour de cette mère. Puis plus tard il pourra à son tour énoncer ce discours, mais en son nom propre cette fois.
Dans un premier temps on pourra donc constater un phase d’identification primaire qui est dans la dépendance totale par rapport à la mère ; c’est la mère qui commence par identifier l’infans. Cette identification primaire est donc dans la dépendance de l’imaginaire de la mère. Puis cette identification primaire entre dans un jeu de réciprocité où l’infans s’auto reflète, s’identifie à ce que la mère identifie. Mais dans ce double jeu d’identification, l’identifié est induit à partir de l’imaginaire de la mère. Et c’est là que cette notion de violence primaire nécessaire vient en avant. Il n’y a pas de vie possible sans ces effets d’anticipation, pas de vie possible sans qu’une offre précède une demande et donc la modèle.
L’identification va se faire par rapport à un projet qui n’est pas simplement défini par le sujet, mais aussi par ce que les autres, la société reconnaît comme valorisé. Pour que sa construction du projet identificatoire soit possible le Je ne peut se contenter de la constatation du déroulement temporel ! Le souhait du sujet de devenir autre doit coïncider, dans le cadre du renoncement au déplacement des vœux œdipiens infantiles, à une projection dans un futur du changement. Le Je devra alors assurer le lien entre la permanence d’une identité historicisée dans son rapport au passé, et le changement d'une identification au futur tel que le sous tend le projet identificatoire. Il s’agit là de ce que P.Aulagnier appelle le compromis identificatoire. Dans la continuité de ce qu’il a été, de ce qu’il sera, le Je doit être assuré que son futur le représente bien lui et non pas un autre. L’auteur écrit : « Nous définissons par projet identificatoire cette auto construction continue du Je par le Je, nécessaire pour que cette instance puisse se projeter dans un mouvement temporel, projection dont dépend l’existence même du Je » (Les destins du plaisir). Le projet dans un premier temps prégénital, est un cadeau offert directement aux attentes et aux plaisirs de la mère. Mais il arrive un moment où les limites posées par l’interdit de l’inceste créent un écart entre la demande du Je et les « réponses » de la mère. Le sujet n’a plus la garantie de certitudes quant aux questions « qui suis-je ? » « que vais je devenir ? ». Le sujet réalise seul la réponse à ces questions : « Le Je répondra en son nom propre par l’auto construction continue d’une image idéale qu’il revendique comme son bien inaliénable et qui lui garantit que le futur ne se révélera pas ni un effet du pur hasard, ni forgé par le désir exclusif d’un autre Je ». (La violence de l’interprétation).
En poursuivant la pensée de Piera Aulagnier nous pouvons en parallèle marcher dans les traces de Joyce Mc Dougall. Pour elle, Je fait son théâtre sur une scène psychique ou il peut être à la fois auteur, acteur et spectateur. Tout y est à la fois déjà là, déjà écrit, mis en scène et déjà joué en même temps que tout y est encore à inventer et à faire. Tout y est à la fois semblable et en cours de différenciation car le Je est pris entre son projet à venir et son anticipation passée, entre une pièce qui a été écrite pour lui par d’autres auteurs et la pièce qu’il doit encore s’écrire pour lui même. C’est par la parole que le Je fait véritablement son entrée sur scène ; Parole du corps du symptôme ou des mots, du bébé qui cri, vomi, défèque à l’enfant qui souri, réfuse et parle, c’est dans ce berceau de langage et d’échange avec l’autre que naît le futur Je. La rencontre avec ce Je qui parle, c’est aussi une rencontre avec la version psychanalytique de l’histoire infantile tel que la développe la psychanalyse et qui habite le thérapeute lorsqu’il prend contact avec le récit du patient. On trouve alors de part et d’autre de cette rencontre, d’une part le spécialiste tenant du discours théorique et d’autre part le discours profane de l’analysant sur lui-même. Chez l’analyste, l’éclairage théorique suit pas à pas l’exploration dans l’écoute des indices, traces, lapsus, oublis, manques, absences, ombres portées par des trop plein de sens et de présences, des espaces creusés entre les mots. C’est dans ce trésor ainsi exhumé que le thérapeute forge la richesse et la pertinence de ces interprétations à l’aune, sans cesse mise en tension, des théories infantiles singulière du patient. Mais plus encore, l’espace de cure c’est aussi la rencontre entre deux savoirs qui puisent leurs sources dans les histoires et connaissances singulières ou collectives de l’analyste et de l’analysé. « Qu’il s’agisse du contenu du discours de l’analysant, des interprétations de l’analyste, des affects qui accompagnent leurs rencontre, le travail analytique exige la mise en commun d’un ensemble d’expériences et de connaissances déjà capitalisées par les deux partenaires : Ce n’est que si les deux se révèlent capables de préserver et d’investir une relation d’échange qu’une analyse sera possible. Cet échange est favorisé par le déjà expérimenté par les deux sujets dans le registre de l’affect (plaisir, souffrance, jouissance, conflit…) »[9].
Aulagnier écrit aussi :« Les causalités que vont privilégier les versions théoriques et les versions profanes d’une même histoire ne sont pas identiques, mais tout théoriciens n’en possède pas moins une version profane de son histoire, tout historien profane n’ignore pas pour autant qu‘il fait partie d’un ensemble, d’une culture dont les historiens ne sont pas prêts à accepter comme allant de soi sa version pour peu qu’elle réfute la leur, ou qu’elle refuse de prendre en compte ce minimum de postulats qui sont partie prenante d’un héritage historique transmis de sujet à sujet ». Du théorique dans le profane, du profane dans le théorique, de l’universel dans le singulier et du singulier dans l’universel, c’est toujours un historien qui en écoute un autre…Rencontre donc, mais « rencontre entre deux historiens et deux versions » qui mène au gré de la cure à l’avènement d’ « une troisième version cosignée par les deux auteurs »[10]. Vérité engendrée ou nouvel état d’une énigme redynamisée, l’histoire quelle qu’elle soit choisira sa propre voix. « Reste à l’analyste la tâche de coécrire une version qui sache respecter la singularité du sujet, de son passé et l’imprévisible de son futur, mais qui puisse aussi, une fois l’analyse finie, être reçue et entendue par les futurs destinataires que l’historien se choisira »[11].



[1] Ricoeur P _ « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé » in Histoire et mémoire, Annales Histoire et Sciences Sociales. 55ème année, n°4, pp 731-747, juillet aout 2000.
[2] Ricoeur P _ Idem. p 733.
NB :Ici nous trouvons les éléments d’une réflexion qui articule l’écart entre récit et fiction avec celui qui articule fantasme et réalité comme nœud d’émergence de la temporalité métapsychologique.
[3] Ricoeur P _ Idem. p 735.
[4] Ricoeur P _ Idem. p 746.
[5] Ricoeur P _ Opus cit. p747.
Cf Michel de Certeau (cité par Ricoeur) sur les liens entre psychanalyse et histoire
[6] Aulagnier P _ « Temps vécu histoire parlée »p 5 in Topique, les historiens et leurs versions. Tome I, n°31, pp 5-14, sept 1983.
[7] Aulagnier P _ La violence de l’interprétation (1975). PUF, Fil rouge, p36, (1999).
[8] Aulagnier P _ L’apprenti historien et le maître sorcier(1984). PUF, fil rouge, p 203, (2000).
[9] Aulagnier P _ « Temps vécu histoire parlée »p 13 in Topique, les historiens et leurs versions. Tome I, n°31, pp 5-14, sept 1983.
[10] Aulagnier P _ « Temps vécu histoire parlée »p 6 in Topique, les historiens et leurs versions. Tome I, n°31, pp 5-14, sept 1983.
[11] Aulagnier P _ Idem