lundi 5 mai 2008

Métapsychologie


_ La métaphore comme mise en mots de la rencontre entre la réalité clinique et l’imaginaire du chercheur.

Nous pouvons maintenant poursuivre notre étude de la démarche freudienne en nous centrant sur l’acte de recherche et de découverte de Freud telle qu’elle est soutenue et mise en mot par la théorie métapsychologique. Notons tout d’abord que le mot métapsychologie est inventé par Freud à un moment donné crucial de son élaboration théorique aux environs de 1895_96. Il semble que ce mot naît du besoin de Freud de donner par une fiction linguistique, un nom à ce qu’il est en train de faire. Pour Freud la métapsychologie c’est : « une psychologie qui mène au-delà du conscient ». Ce sera donc le nom de baptême de la recherche Freudienne ; c’est-à-dire qu’au moment où il crée ce mot, il s’agit d’une sorte de signifiant de sa recherche en cours sur les processus primaires. En effet, Freud met en œuvre ses propres processus inconscients dans son acte de recherche, ce qui implique qu’il parte d’une expérience singulière, en l’occurrence la sienne, pour aboutir finalement à une théorisation du fonctionnement général de l’inconscient. Ainsi le propre de la recherche en psychanalyse est, pour Freud, d’être une recherche solitaire ; même si ce travail doit être dialectisé par des échanges, c’est un travail qui doit être fait à son propre compte.
Nous avons dit que le terme métapsychologie était une mise en mot d’un mouvement créateur, d’une découverte des processus inconscients que Freud se révèle à lui-même dans l’analyse de ses propres productions inconscientes. Nous osons dire que la métapsychologie correspond à la transformation «métaphorique » de l’activité auto analytique de Freud. On sait que Freud, au-delà du mythe, est un homme profondément seul puisqu’il va inventer des noms à des choses nouvelles ; il va inventer des mots nouveaux ou encore redynamiser des mots déjà existants en leur injectant un sens différent ou plus large, ce que l’on peut traduire par un acte de mise en métaphore. Il est clair par exemple que le terme de sexualité chez Freud recouvre une réalité bien plus large que l’acceptation commune, car cela ne se réduit évidemment pas au génital. Or c’est bien parce que l’on n’a pas compris cette possibilité du changement de sens d’un même mot en fonction du contexte théorique de son utilisation, que l’on peut en arriver naïvement à accuser Freud de pansexualisme, c’est à dire de tout expliquer par la sexualité dans son sens génital premier. Et ceci bien que d’autre part, dans le sens large, où Freud entend le terme de sexualité, cela fasse sens de parler ainsi de pansexualisme ; mais entre le sens commun et le sens freudien le verdict de pansexualisme n’a plus du tout la même signification. Il est donc primordial de comprendre cet acte de transformation de la valeur et du sens des mots chez Freud pour comprendre la métapsychologie.
Ce qui fait donc l’acte novateur de Freud c’est qu’il se place face à l’inconscient comme face à un objet à construire métapsychologiquement. Il s’agit en quelque sorte d’un objet toujours à atteindre, c’est-à-dire toujours en cours de «métaphorisation ». En effet, la métaphore est en soi un mécanisme ou plutôt une dynamique de transformation du sens contextuel des mots, dont les ressorts sont invisibles. On n’en suppose le travail qu’en observant ses effets sur les avancées théoriques et sur la pratique clinique. On ne peut percevoir la différence entre le sexuel freudien et le sexuel du sens commun si on ne ressent pas ce que cette différence induit comme modification de la perception clinique. Or cette modification indirecte de notre perception du monde est un effet de la transformation métaphorique des mots.
Nous venons de voir que la métapsychologie répond à un besoin clinique, elle s’impose à Freud sous l’effet d’un réel qui demande à être décrit, qui cherche sa métaphore. Car c’est bien ainsi que tout commence en psychanalyse, parce qu’il y a quelque chose à découvrir, quelque chose que l’on rencontre et que l’on n’aurait jamais pu imaginer. La métapsychologie est donc une tentative de mettre en théories, en pensées, en mots, en métaphores des découvertes qui appartiennent à la réalité clinique. La démarche heuristique de la recherche freudienne est de construire une métapsychologie pour faire miroir à ce qui est découvert dans l’écoute elle-même. La théorie doit prendre un moule de l’objet clinique. Or, comme le processus psychique est un réel qui ne s’écrit pas, qui existe d’abord, il faut bien, pour le faire passer dans l’écriture, que Freud ait un imaginaire théorique qui lui permette de se représenter ce qui se passe. Freud doit donc faire face à cet imaginaire théorique que génère chez lui le contact avec cet «impossible » à dire de la clinique. Mais comment représenter un imaginaire théorique ? C’est à dire, de qu’elle manière Freud va-t-il fictionner son matériel ? Comment va il le rendre manipulable c’est-à-dire le transformer en concepts utilisables par l’esprit ?
Freud va chercher avant tout à donner des représentations de ce qui se passe. Or pour faire passer ces représentations dans le cadre de la métapsychologie, il faut alors faire attention aux forces en présence, aux lieux où cela se passe et enfin aux productions et déplacements des quantités d’énergie. Freud fait donc à partir de 1896 un travail qui est sans arrêt à refaire, de mise en coordonnées tridimensionnelles de l’imaginaire métapsychologique permettant ainsi de projeter les processus symptomatiques dans un espace imaginaire qui va pour ainsi dire les rendre visible. Freud dit : « je propose de parler de représentation métapsychologique (au sens de Darstellung) quand nous avons réussi à décrire un processus psychique selon les triples coordonnées topiques, économiques, dynamiques ». Avec cette mise en coordonnées tridimensionnelle, la métapsychologie semble forger sa visibilité, sa géométrie, dans l’élaboration d’un espace quasi mathématique. Il s’agit là d’une véritable dynamique de recherche, car certes la théorie est une fiction, mais c’est une fiction rigoureuse, et Freud s’efforcera tout au long de sa vie de l’appliquer rigoureusement en continuant sans cesse de construire cet espace métapsychologique. Ceci met en place l’idée qu’une fiction peut se faire le moteur méthodologique d’une recherche rigoureuse.
La métapsychologie est donc fille d’un principe dynamique, car c’est le document d’une construction en route. D’où l’intérêt nécessaire et essentiel d’accorder de l’importance aux dates auxquelles sont produits chaque écrit freudien. Il est, en effet, important de souligner que l’organisation précise des différents moments dans l’œuvre de Freud est scandée par les transformations qu’a subit, par exemple, la notion de pulsion. Il faut toujours garder à l’esprit que Freud a travaillé avec des strates successives qui, certes se maintiennent, mais avec des changements de référentiels majeurs de strate en strate. C’est d’ailleurs pour cela qu’un énoncé de 1925 ne peut être référé sans précautions à un énoncé de 1905. Ceci souligne, encore une fois, que l’élaboration des concepts en psychanalyse a les même propriétés dynamiques que les concepts sur lesquels elle se fonde. Avec la métapsychologie nous sommes donc dans une réelle dynamique de recherche qui s’autorise des transformations théoriques au rythme où le justifie les découvertes cliniques. Il s’agit d’une attitude de mise en pensée, d‘une tentative de mise en visibilité permanente du fait clinique dans l’espace de la fiction métapsychologique. Nous avons donc là une œuvre vivante où chaque écrit traduit un moment historique de la construction d’une fiction qui prend sa vérité à partir d’une rencontre entre l’imaginaire d’un chercheur et la réalité d’un fait clinique invisible.
La métaphore tire son importance de ce qu’elle va mettre en scène cette rencontre ; mais pour que cette fiction s’impose encore faut il quelle soit «efficace ». En effet, pour qu’elle prenne corps, il faut trouver des instruments conceptuels qui soient à la hauteur de la découverte, et surtout qui soient capables de rendre compte de son universalité, ce qui est une autre manière de dire qu’il faut rendre la découverte acceptable pour les autres. Ceci implique que même dans sa solitude de chercheur, Freud doit aussi continuellement rester en contact avec cet autre qu’il faut convaincre et qui seul détient le pouvoir de rendre «vrai », donc propageable et potentiellement universel, la construction théorique freudienne.
_ métaphore et propagation du savoir.
Bruno Latour concernant son étude sur le chercheur scientifique écrit : « Supposons quelqu’un qui voudrait produire un fait nouveau dont il serait reconnu l’auteur. Nous commençons à voir à quels problèmes énormes il devrait s’affronter. Pour que l’énoncé proposé devienne un fait il faudrait que d’autres s’y intéressent _ condition déjà difficile à remplir _ et s’en saisissent sans en douter _ condition encore plus rare. Mais pour que le fait soit un nouveau fait, il faudrait qu’il ne subisse dans son déplacement à travers la foule qu’il faut convaincre aucune déformation _ cas rarissime. Enfin, pour que ce nouveau fait ait un auteur reconnu qui soit vraiment son auteur, il faudrait qu’à chaque passage de bouche en bouche et de main en main l’énoncé soit accompagné d’un autre, également indéformable , qui en certifie l’origine et la propriété _ cas encore plus rarissime »[1]. On voit bien alors ce que le développement de la psychanalyse à d’exceptionnel ; car il ne s’agit plus «seulement » (et c’est déjà énorme) de faire correspondre l’imaginaire du chercheur à la réalité extérieure du fait clinique. Encore faut il réussir à imposer les imageries, représentations et métaphores théoriques que cette rencontre génère. Et ceci tout en maintenant en permanence la signature de son auteur. Or la réussite à ces dernières conditions, au moins, ne peut pas se satisfaire d’une explication par la «simple » validité clinique. Cette réussite suppose la mise en place de stratégies conscientes ou non, qui replacent l’acte de recherche dans un contexte plus large que le rapport solitaire du chercheur au fait observé. Cela suppose la prise en compte de référentiels extérieurs où l’imaginaire du chercheur n’a pas encore cours. En plus de son acte créateur, le chercheur Freud doit donc résoudre le double impératif de convaincre et d’authentifier de son nom une métapsychologie dont la survie est à ce prix. La question se pose alors de savoir de quelle manière il peut obtenir un tel résultat ?
Notons bien ici que nous en venons, au final, à conclure que cette question de convaincre et d’authentifier est en fait directement intriquée dans la dynamique même de la création métapsychologique. Dynamique que nous retrouvons à l’origine même de nos premières définitions de la notion de métaphore, c’est à dire au sein d’un art de la rhétorique. Convaincre et authentifier de sa signature sont des impératifs qui font parti de l’acte de mise en mot de cet invisible de la clinique perçu par l’imaginaire freudien. Ce n’est donc pas un aspect moins important qu’un autre, mais tout aussi important que les autres, qui donne sa force aux résultats de la recherche freudienne.
Si l’on veut explorer plus avant cette question de convaincre et authentifier, il faut écouter ce que le sociologue Pierre Bourdieu a, à nous dire : « Les manifestations symboliques dont le discours d’autorité n’est que la forme paradigmatique...doivent leur efficacité spécifique au fait qu’elles paraissent enfermer en elles mêmes le principe d’un pouvoir résidant en réalité dans les conditions institutionnelles de leur production et de leur réception. La spécificité du discours d’autorité (cours professoral, sermon, etc..) réside dans le fait qu’il ne suffit pas qu’il soit compris (il peut même dans certains cas ne pas l’être sans perdre son pouvoir), et qu’il n’exerce son effet propre qu’à condition d’être reconnu comme tel. Cette reconnaissance _ accompagnée ou non de la compréhension _ n’est accordée, sur le mode du cela va de soi, que sous certaines conditions, celles qui définissent l’usage légitime : Il doit être prononcer par la personne légitimée à le prononcer, le détenteur du « spektron », connu et reconnu comme habilité et habile à produire cette classe particulière de discours, prêtre, professeur, poètes, etc.. (Nous pourrions rajouter, psychanalystes, biologistes etc..); Il doit être prononcer dans une situation légitime, c’est à dire devant les récepteurs légitimes ( on ne peut pas lire une poésie dadaïste à une réunion du conseil des ministres) ; il doit enfin être énoncer dans les formes (syntaxiques, phonétiques, etc..) légitimes » [2]. Nous entrons là, dans la dimension du pouvoir symbolique des mots, des mots dans un discours, et du discours dans le contexte social qui le légitime. Le fait de parler et d’être écouté et éventuellement d’être repris et répété ailleurs implique pour un discours l’existence d’un dispositif social préalable. Il s’agira d’un dispositif dont la prise en compte relègue l’idée qu’un discours puisse avoir une valeur en soi, au rang d’une idée naïve. A chaque discours suffit un dispositif préalable qui justifie son élaboration, et sa transmission entre au moins un individu récepteur et au moins un individu émetteur. Mais ce même discours sorti de cette « connivence » préalable, c’est à dire sorti de son contexte légitime, peut perdre complètement sa valeur et sa raison d’être. « L’efficacité symbolique des mots ne s’exerce jamais que dans la mesure ou celui qui la subit reconnaît celui qui l’exerce comme fondé à l’exercer ou, ce qui revient au même, s’oublie et s’ignore, en s’y soumettant, comme ayant contribué, par la reconnaissance qu’il lui accorde, à la fonder » [3]. C’est pourquoi un biologiste peut parler de biologie et un psychanalyste de psychanalyse mais si l’un veut se permettre de parler de l’autre la question se pose, de son autorité et de ce qui peut valider son discours. Problème d’autant plus épineux quand c’est la psychanalyse qui cherche à gagner cette légitimité scientifique. Car c’est cette légitimité qui sert à construire un certain modèle de la réalité et à le propager facilement dans une population déjà gagnée à la cause scientifique. Il s’agit là d’une population qui reconnaît d’emblée, à ce qui est reconnu comme science, une légitimité à parler de ce qui est vrai, de ce qui est réel. Le cercle de ceux qui admettent cette légitimité pour la psychanalyse est comparativement on ne peut plus restreint. D’où d’ailleurs, l’importance d’un enseignement de la psychanalyse à l’université ; devenir professeur c’est acquérir le droit à la parole légitime, au moins au près des étudiants.
Mais pour ce qui est de Freud, alors que la psychanalyse n’existe pas encore, cette légitimité est entièrement à construire car il n’y a pas de population déjà prête à entendre un discours qui est encore à inventer ; un discours dont les mots pour le dire ou plutôt les métaphores pour le dire n’existent pas encore. Il faut néanmoins tempérer cette idée en constatant que la modification fondamentale des repères de pensée, impliquée par la révolution psychanalytique, nécessite une déconstruction/reconstruction à partir de ce qui existe déjà, c’est à dire justement à partir de ces même repères que l’on cherche à transformer. Ceci ne peut se faire que sur le sol déjà solide d’un pouvoir déjà en place ; la science de manière générale. Or Freud est médecin et possède une solide culture générale ce qui le rend particulièrement à l’aise pour naviguer dans ce terreau du savoir scientifique. Freud ne va donc pas créer la psychanalyse dans un mouvement de total génération spontanée. Freud va se servir d’une base déjà acquise ; Il va devoir jouer avec des connaissances, des repères du savoir, qui sont aussi les siens, et les transformer métaphoriquement en une métapsychologie assimilable par les autres dans leurs référentiels théoriques respectifs. C’est pourquoi les métaphores freudiennes s’enracinent dans la physique, la chimie, la biologie et un grand nombre de sciences sociales. Car entre son imaginaire et celui des autres, il doit franchir une radicale hétérogénéité, ce qui ne peut se produire que par l’intermédiaire de la métaphore qui permet le passage d’un référentiel à l’autre en utilisant des mots communs.
Si nous reprenons alors, sur la lancée de la réflexion de Pierre Bourdieu, nous savons que pour qu’un discours tienne, cela suppose l’existence d’un contexte. C’est à dire d’un «dispositif » axé sur des codifications (notamment langagières, mais pas seulement) conscientes ou pas, mettant en circulation le savoir, entre un orateur dont la parole est légitimée et les auditeurs (groupes ou institutions) qui légitiment cette parole. Or, par son statut de médecin et de biologiste, Freud est déjà détenteur d’une autorité de parole ; toute la difficulté étant alors de transformer cette première légitimité de médecin en une légitimité du discours psychanalytique. Freud est donc, selon le vocabulaire de la sociologie, à la fois un porte-parole légitime du savoir médical et, concernant sa métapsychologie, un agent en quête de légitimité c’est-à-dire en quête des agents capables de le légitimer. Il va s’agir là pour Freud d’opérer une véritable opération de transformation d’un dispositif de mise en légitimité vers un autre dispositif de mise en légitimité dévolu cette fois à sa métapsychologie.
C’est ainsi que naîtra en 1902 la «Société Psychologique du Mercredi » remplacée en 1907 par la «Société Psychanalytique de Vienne » qui va regrouper un parterre de sympathisants d’origine pluridisciplinaires. Ce sont donc des sympathisants, parce que déjà «séduits » par la personnalité de Freud, ils légitiment par leur seule présence et leur écoute attentive la nécessité de cette construction métapsychologique. Nunberg parlant de ces disciples du Mercredi s’exprime en ces termes : « Ils étaient avides d’apprendre et ils apprenaient très vite ; ils écoutaient avec une attention extrême tout ce que disait Freud, ils essayaient d’absorber chacune de ses paroles et ils faisaient cause commune avec lui » [4].
Mais il s’agit dans le même temps d’un public encore et toujours à convaincre parce que porteur de référentiels théoriques qui lui sont propre, et encore vierge de l’empreinte d’une psychanalyse encore à construire. Serge Lebovici écrit, en citant le travail de DEA d’une ancienne étudiante (Paule Bouéry ), « La métaphore s’inscrit dans un discours qui ne pose pas les prémisses du vrai, mais celles du vraisemblable et du probable. Le discours n’est pas univoque et affirmatif ; il requiert la collaboration autant de celui qui le reçoit que de celui qui l’émet. Il y a interaction entre les interlocuteurs, à travers quoi s’établit une zone de sens partagé »[5]. D’où la nécessaire pluridisciplinarité du discours et des métaphores métapsychologiques destinées à s’adapter à la pluridisciplinarité de ce public, mais aussi destinées à guider ce public vers une acceptation de la fiction freudienne. Ce que nous pouvons traduire aussi par une modification au fur et à mesure des repères et des codes d’une première légitimité médicale par le biais de cette opération de transformation métaphorique. Freud fait glisser progressivement ses auditeurs, et probablement lui-même simultanément, du champs de leurs références scientifiques communes ou personnelles, vers le référentiel neo synthétisé de la métapsychologie. Et ceci tout en asseyant progressivement son autorité à décrire la vérité de sa perception clinique en obtenant implicitement le sceptre d’une légitimité du discours métapsychologique des mains de ce public attentif à sa parole.
Notons qu’à ce niveau de l’analyse on perçoit les rapports «troubles » qu‘entretiennent la psychanalyse et les sciences en général. On conçoit mieux l’intimité de la psychanalyse avec la science comme une des bases de la légitimité du discours freudien, même si ce que nous avons décrit ici n’est qu’un aspect de ce qui fait la force de la psychanalyse ou qu’un aspect de ce qui fait la force descriptive d’une science.
Ainsi, Freud, à partir de ce dispositif, peut en quelque sorte vérifier et forger «l’efficacité » de ses métaphores qui ne sont pas le seul jouet du hasard ou d’un mérite qui serait inhérent à des propriétés intrinsèques aux mots choisis. Les Minutes marquent un tremplin nécessaire, une sorte d’aire transitionnelle où la métaphore forge la force dont elle aura besoin pour affronter un ailleurs plus incrédule et beaucoup moins bien prédisposer envers la métapsychologie. En quelque sorte nous avons avec ces réunions du mercredi un dispositif de lancée de l’imaginaire freudien vers le monde.
De ce point de vue là, l’intérêt d’un enseignement de la psychanalyse à l’université prend un relief particulier si on essaye de le penser dans la perspective du développement à plus grande échelle de ce dispositif que nous venons de décrire. Mettre en jeu un enseignement de la métapsychologie dans un environnement pluridisciplinaire serait une manière de maintenir le principe qui a participé à la naissance de la métapsychologie. Mais désormais ce mouvement de construction/déconstruction métaphorique des référentiels de la connaissance pourrait continuer sans l’intervention de Freud ; chaque intervention universitaire étant comme autant de nouveaux tremplins à l’élaboration et à la propagation de cet acte de métaphorisation métapsychologique. Cela sous-entendrait bien sûr pour les enseignants, de se maintenir toujours dans un rapport étroit à la clinique, c’est à dire dans une capacité dynamique de réinterprétation métaphorique de la métapsychologie ; évitant ainsi l’écueil d’une sclérose doctrinale de la pensée. Ceci impliquerait que chaque enseignant chercheur en psychanalyse redécouvre en lui-même autant dans sa solitude que dans son rapport avec les étudiants chercheurs en d’autres domaines, ce quelque chose de la construction métaphorique du chercheur Freud dans se double rapport de l’imaginaire subjectif avec d’une part la réalité clinique qui s’impose à lui et d’autre part le regard de cet autre toujours à convaincre.
_ La dynamique métaphorique à l’origine du savoir.
La métaphore ne permet pas seulement de mettre en mots un imaginaire subjectif, mais elle permet aussi de le propager grâce à d’habiles manipulations conscientes ou non. Soulignons, encore une fois que lorsque nous utilisons les termes d’imposition ou de manipulation, nous ne parlons pas nécessairement d’une planification machiavélique de la part de Freud. Nous décrivons ici ce que nous pensons être un phénomène en jeu dans la création du savoir ; ce phénomène pouvant partiellement ou totalement échapper à celui qui l’exerce. C’est dans ce sens que Serge Lébovici écrit : « La métaphore est donc une figure de style qui permet d’imposer sa pensée à autrui, souvent a son insu… ».[6]
En effet, la métaphore subit un certain nombre de contraintes politiques, économiques et sociales qui sont à l’œuvre dans la transmission langagière du savoir, et avec lesquelles il faut savoir jouer pour avoir une chance de la voir s’imposer. La métaphore doit savoir s’adapter au public quelle cherche à convaincre et elle doit être suffisamment originale pour transporter avec elle la signature de son auteur. C’est toute cette dynamique de la métaphore, qui autorise l’imposition et signe l’originalité de la méthodologie de recherche freudienne. La métaphore est donc cette dynamique créatrice et originale, qui permet de décrire une certaine vision subjective de la réalité à partir d’une interaction obligée avec la perception commune. Mais la métaphore doit aussi permettre l’imposition et la propagation de cette description et de son auteur. Il nous semble que cette dynamique de la métaphore telle que nous l’érigeons en tant qu’originalité visible de la métapsychologie, est à l’œuvre de manière invisible dans n’importe quel acte de recherche scientifique. Mais dans la plupart des sciences c’est un acte qui ignore sa propre importance. Michel de Certeau résume ainsi l’existence des règles cachées qui concourent à l’émergence et à l’enracinement des représentation du savoir : « Les représentations ne sont autorisées à parler au nom du réel que dans la mesure où elles font « oublier » les conditions de leur fabrication. Or c’est l’institution aussi qui opère l’alliage de ces contraires. De ces luttes, règles et procédures sociales communes, elle impose les contraintes à l’activité productrice et elle en autorise les l’occultation par le discours produit. Assurées par le milieu professionnel, ces pratiques peuvent alors être cachées par la représentation ».[7] Une différence entre science et psychanalyse peut alors se situer dans ce que l’acte de métaphorisation se donne à voir dans la psychanalyse comme un acte constitutif de la méthodologie analytique. Là ou la science ce définirait plus généralement sur le versant d’une rationalisation qui semble bien souvent éluder cet aspect plus irrationnel de son fonctionnement. En oubliant d’essayer de démontrer que la psychanalyse répond ou non à des critères de la rationalité scientifique, on en vient alors à effleurer la vision de ce qui dans la démarche freudienne peut être identique à la démarche de n’importe quel chercheur fut-il scientifique.
Une fois ouvert à cette perspective, ce sont les équilibres d’autre répartitions duelles apparemment hétérogènes, qui peuvent se trouver remis en question. Michel de Certeau écrit encore : « Le discours technique capable de déterminer les erreurs qui caractérisent la fiction s'autorisent par la même à parler au nom du réel. En posant d’après ses propres critères le geste qui départage les deux discours _ l’un scientifique et l’autre de fiction _ l’historiographie se crédite d’un rapport au réel parce que son contraire est placé sous le signe du faux… à prouver des erreurs, le discours fait passer pour réel ce qu’il leur oppose. Bien que logiquement illégitime, le procédé « marche » et il « fait marcher ». Dés lors la fiction est déportée du coté de l’irréel, tandis que le discours techniquement armé pour désigner de l’erreur est affecté du privilège supplémentaire de représenter du réel ».[8] En remontant le fil de notre réflexion il ne semble plus du tout aussi simple d’affilier la fiction avec le faux, l’erreur, l’irréel. De là, a supposer l’existence d’une possibilité inverse il n’y a qu’un pas. Partis de la remise en cause d’une radicale différence entre science et non science nous voilà donc, désormais, accessible à la possibilité qu’une fiction peut tout aussi bien que n’importe quel autre type de discours, dire quelque chose de « vrai » sur la réalité.
Enjeux d’importance donc, qu’est celui de pouvoir parler au nom du réel. La désacralisation du processus de légitimation qui définirait la position absolue de l’autorité d’un savoir par rapport à un autre, vient rétablir à notre esprit l’existence d’une dynamique bien plus complexe dans l’équilibre qui unit les concept de fiction et de réalité. Nous éloignons ici d’une simple hétérogénéité immuable imposée par le réel indépendamment du regard que l’on porte sur lui. Une particularité de la psychanalyse serait donc aussi qu‘elle ne s’autorise pas à parler du haut d’un principe d’exclusion de ce qu’elle n’est pas, mais bien plutôt dans la voie d’un principe d’identification qui vient reconnaître en l’autre quelque chose qui lui ressemble. Ce quelque chose qui lui ressemble est pour nous ce qui pourrait être un principe fondateur à l’origine du savoir ; la métaphore.
En deçà ou au-delà des enjeux de validité ou de légitimité, nous avons tenter de montrer dans quelle mesure la métapsychologie, sur la base d’une dynamique de la métaphore, est aussi une forme de fiction théorique capable de mettre en mouvement notre perception de la réalité. Nous sommes donc entièrement d’accord avec Paul Ricœur lorsqu’il énonce : « La métaphore se présente alors comme une stratégie de discours qui, en préservant et développant la puissance créatrice du langage, préserve et développe le pouvoir heuristique déployé par la fiction »[9]. Il rajoute de manière redondante : « La métaphore est le processus rhétorique par lequel le discours libère le pouvoir que certaines fictions comportent de redécrire la réalité ». [10] D’une réalité à une autre, la métaphore est « vive » car elle est dynamique et embrasse d’une seule tension l’ensemble du discours métapsychologique qui a son tour fait fictionner la réalité pour nous donner une nouvelle version, une nouvelle perception du monde.
Dans la suite de cette idée, de nouvelles questions se posent concernant «la vérité métaphorique » ou comment une fiction peut présenter un discours « efficace » sur la réalité ? Le lien entre le sens intellectuel du discours et les sens perceptifs qui nous donnent «à voir » le monde est désormais plus évident. Il est une interface a la fois de langage et de «non langage » dans ce lieu de la métaphore que Ricoeur en définitif ne placera ni dans le mot, ni dans la phrase, ni dans le texte mais dans ce que le discours fait émerger chez celui qui le reçoit. « Il faut prendre le point de vue de l’auditeur ou du lecteur, et traiter la nouveauté d’une signification émergente comme l’œuvre instantanée du lecteur »[11]. On entre là dans une dimension du lien intersubjectif que nous avons en partie développer dans le travail de propagation des métaphores freudiennes. Mais au-delà même de la notion de vérité, si l’on peut expliquer un effet de modification du réel chez un auditeur comment expliquer un effet thérapeutique qui a un effet de modification du réel d’un genre particulier, le réel symptomatique. Une partie de la réponse viendra d’une exploration plus poussée de la clinique psychanalytique autrement dit la cure. C’est plus particulièrement le lien intersubjectif entre patient et thérapeute, au travers de la question de la métaphore, qui va attirer notre attention. Mais il nous manque encore quelques détours avant d’en arriver là et il nous semble désormais important d’introduire dans nos réflexions la question du temps dans son rapport à la subjectivité. Question sans laquelle nous ne pourrions avancer plus loin sur les effets thérapeutiques de la métaphore. Nous allons voir que l’acte thérapeutique freudien implique inévitablement la possibilité de toucher aux représentation du passé à partir d’un acte de pensée dans le présent. Comment peut on toucher et modifier quelque chose qui serait communément admis comme révolu dans une articulation simple du passé présent et futur telle que décrite plus haut ? Nous entrons alors dans la vision subjective de l’histoire individuelle, lié a une représentation fantasmatique qui met en jeu cet espace particulier qu’est l’inconscient.


[1] Latour B _ Op.Cit, p 45.
[2] Bourdieu P _ Ce que parler veut dire. Fayard, (1982), p 111.
[3] Bourdieu P _ Op.Cit, p 118.
[4] Nunberg cité par de Mijolla-Mellor S _ De la découverte de Freud à la recherche en psychanalyse. Topique n° 61, (1996), p 486.
[5] Lebovici S _ Le Bébé, le Psychanalyste et la Métaphore, Op.Cit., p 94.
[6] Lebovici S _ Le Bébé, le Psychanalyste et la Métaphore. Ed Odile Jacob, p100, (2002)
[7] De Certeau M _ Histoire et psychanalyse, entre science et fiction (1986). Gallimard, Folio, p 64, (2002).
[8] De Certeau M _ Histoire et psychanalyse, entre science et fiction (1986). Gallimard, Folio, pp 54-55, (2002).
[9] Ricœur P _ La métaphore vive. Points, Seuil, (1975), p 10.
[10] Ricoeur P _ La métaphore vive. Points, Seuil, (1975), p 11
[11] Ricoeur P _ La métaphore vive. Points, Seuil, (1975), p 127