vendredi 2 mai 2008

Schilder, Dolto, Merleau-Ponty


P. Schilder, M. Merleau-Ponty et F. Dolto, ou l’indétermination des relations au sein du couple Schéma corporel/Image du corps.
NB : Bien que les différences théoriques, qui président à la spécificité de chacun de ces auteurs, sont une évidence première ; il est intéressant d’inspecter tout particulièrement « les lieux » où la signification des mots s’entrecroise, et où les amalgames deviennent possibles. C’est en effet parce que ces amalgames sont possibles, qu’ils soient justifiés ou non, que toutes les interpénétrations de sens sont imaginables. Puisque ces amalgames existent, de fait, dans l’usage courant des termes de schéma corporel et d’image du corps, pourquoi ne pas les rendre intellectuellement négociables. Nous chercherons plus tard à faire aboutir l’hypothèse que la potentialité de ces interpénétrations, même si elles peuvent mener à des erreurs d’interprétation, fait partie sine qua non de la construction du discours de ces chercheurs qui doivent dire et convaincre de ce qu’ils ont trouvé. En effet, plus on touche aux limites de ce qu’un auteur a voulu dire, et plus la liberté d’interprétation de l’auditeur ou du lecteur est grande. Mais c’est aussi peut être parce que cet espace de liberté existe qu’une théorie contient en elle les possibilités de sa grandeur première et de son enrichissement futur. C’est cet espace de liberté, où les différences entre les auteurs s’estompent, qui va maintenant attirer notre attention.

Nous avons présenté plus haut, la phénoménologie comme une alternative de dépassement du dualisme corps/psyché, à l’instar de la psychanalyse. Ce n’est donc peut être pas un hasard si, selon nous, Merleau-Ponty et Dolto se rencontrent aux portes de la définition qu’ils donnent chacun respectivement aux concepts de schéma corporel et d’image du corps. Nous avons vu que l’image du corps décrit l’enchevêtrement de l’ensemble des relations du sujet au monde, aux objets du monde, le premier de ces objets étant la mère. Elle est à la fois le résultat des relations que le sujet a entretenu avec son environnement et l’organisation de ses relations. Cette image médiatise la dynamique des trois instances de l’appareil psychique (Ca, Moi, Surmoi), et ne peut se percevoir qu’au travers des représentations allégoriques que le sujet peut fournir (paroles, gestes, comportements, dessins, etc.. qui doivent bien sûr être analysés pour révéler leur sens). Mais bien que pour Dolto il existe une opposition bien tranchée entre le concept d’image du corps et celui de schéma corporel, il est difficile, à ce niveau de compréhension du concept d’image du corps, de ne pas faire le lien avec la définition Merleau-Pontienne du schéma corporel. On se retrouve en effet ici, aux limites de ce que l’on peut comprendre de la définition de Dolto. Certes Merleau-Ponty ne parle pas directement d’un point de vue psychanalytique. Il fait du schéma corporel le carrefour vivant où se rencontre l’être et le monde. Ce schéma corporel est issu du tissage relationnel qui lie les hommes entre eux, c’est la matrice incontournable dans laquelle et par laquelle l’individu se projette, s’historissise et devient sujet en devenant source et but d’un projet qui le fait être au monde dans et par ses actes. C’est dans l’interaction avec l’autre, constituant principal du monde, que s’élabore le projet et l’acte, c’est à dire le mouvement qui donne sa forme au « je » et en souligne la possibilité dans cette expérience toujours dynamique du corps en état d’être. Si nous ajoutons que le premier élément capital de ce tissage relationnel est le rapport à la mère alors nous nous apercevons qu’il est facile de passer de la phénoménologie à la psychanalyse et vise versa quant on se place aux frontières des concepts respectifs de nos deux auteurs. On est alors moins troublé d’entendre Françoise Dolto dire à propos du stade du miroir qu’il « peut être symbolique pour l’enfant, de son être au monde pour autrui en tant qu’il est individu au milieu des autres » [1].
Ainsi, un texte peut-il resonner avec un autre lorsque l’on entend : « Si l’on replace l’émotion dans l’être au monde, on comprend qu’elle puisse être à l’origine du membre fantôme. Etre ému, c’est ce trouver engagé dans une situation à laquelle on ne réussit pas à faire face et que l’on ne veut pourtant pas quitter. Plutôt que d’accepter l’échec ou de revenir sur ses pas, le sujet, dans cette impasse existentielle, fait voler en éclat le monde objectif qui lui barre la route et cherche dans des actes magiques une satisfaction symbolique » [2] ; faire écho avec « L’image du corps est la synthèse vivante de nos expériences émotionnelles... elle peut être considérée comme l’incarnation symbolique inconsciente du sujet désirant » [3].
Plus explicitement et sans référence directe à la psychanalyse, Merleau-Ponty aborde le membre fantôme du point de vue du refoulement mais dans la continuité d’une explication phénoménologique. Le sujet doit faire face à un événement traumatique qu’il ne peut dépasser. Son expérience du corps va donc se référer à un présent figé antérieur au trauma, et prenant le pas sur tous les autres présents possibles. « Le temps personnel est noué »... « Le bras fantôme est donc comme l’expérience refoulée d’un ancien présent qui ne se décide pas à devenir passé » [4]. Or, aborder les troubles du schéma corporel par le mécanisme du refoulement, même d’un point de vue phénoménologique, c’est ouvrir la porte logiquement à la théorie psychanalytique de la régression tel que l’approche Dolto. Elle parle alors de régression à une image du corps archaïque que le sujet n’arriverait pas seul à dépasser de nouveau.
Ce n’est, nous semble-t-il, pas un hasard non plus si Schilder s’est tourné lui aussi, mais de manière explicite cette fois, vers un point de vue clinique psychanalytique pour tenter de réunifier les différentes observations cliniques : « Quand j’emploie le terme de répression organique, je désire souligner que nous nous trouvons en présence d’un phénomène qui, au niveau des structures organiques, répète ce qui arrive dans les autres répressions au niveau que nous appelons purement psychique. Cette répression focale organique, de même que toute répression organique en général apporte très souvent avec elle des attitudes psychiques partiellement identiques à ce que produit la répression psychique. Ce phénomène est basé sur la profonde communauté entre vie psychique et fonction organique. Chaque changement de la fonction organique est susceptible d’entraîner à sa suite des mécanismes psychiques qui sont alliés à cette fonction organique » [5]. Sur cette base, Schilder va admettre la possibilité des lésions comme effet d’un désir inconscient se manifestant sur une base organique ; c’est dans ce sens qu’il parle de répression organique. Schilder va donc intégrer à la notion de schéma corporel la vision psychanalytique d’un corps libidinal : « Les sens exerceront une influence sur la motilité, et la motilité sur les sens. En même temps, la motilité est aussi régie par les tendances, les pulsions et les désirs. Il est clair que dans l’élaboration du schéma corporel il y aura une interaction continuelle entre les pulsions du Moi et les pulsions libidinales, ou, en d’autres termes, entre le Moi et le Ca » [6] Dans cette perspective, l’intégration cohérente et plastique des informations sensorielles sera orchestré par la libido lors du développement de l’individu. L’hypothèse d’un désir inconscient devient alors le fondement explicatif d’une méconnaissance d’une partie ou de la totalité du corps ou encore de la pathologie qui lui est associée. C’est bien évidemment une théorie que l’on retrouve chez Dolto ; rapprochement qui peut être encore souligné par cet autre point de conclusion de Schilder : « Douleur, dysesthésie, zones érogènes, intervention de la main sur le corps, intervention des autres sur notre corps, intérêt que portent les autres à notre corps... autant de facteurs importants qui jouent leur rôle dans la structuration de l’image du corps » [7].
En écoutant de nouveau Dolto il nous semble entendre nos trois auteurs en même temps. « L’image du corps, à un moment donné de l’évolution d’un être humain est faite de superpositions articulées des images passée de son corps et de l’image actuelle en tant qu’elle est le lieu d’intégration en activité des zones de ce corps investies par des échanges structurant et créatifs actuels. L’image du corps est donc toujours une image complexe, organisée et vivante, avec une dynamique de repos et une dynamique de fonctionnement. Tous les objets relationnels et structurants de ce corps sont introjectés et surtout imaginaires dans la dynamique de repos ; ils sont appréhendés et surtout réels dans la dynamique de fonctionnement. Qu’un affect violent et imprévisible vienne, en entamant les modes de relation courants, rompre la continuité dans l’image ressentie d’un lui même dans laquelle il se savait permanent, qu’une amputation ou une paralysie vienne par exemple rompre certains fils que le corps tend vers ses tâches, et l’image du corps en repos peut elle même être atteinte. L’image du corps ressentie à laquelle le sujet est obligé de revenir pour trouver sa réunification est parfois celle d’un stade si archaïque que la régression peut, dans certains cas, le mettre dans l’incapacité de trouver, dans le milieu ambiant, les objets de transfert nécessaires ou les satisfactions libidinales que son niveau d’organisation archaïque nécessiterait pour retrouver sa sécurité de base... Un être humain peut avoir perdu la notion qu’il a un corps. Une partie de son corps peut, après avoir été imaginairement présente, devenir imaginairement absente, de façon irréversible, soit parce que des émois la concernant ont amené des tensions d’expressivité sans issues, soit parce que cette partie du corps est intégrée à un langage inconscient de la personne toute entière, chez qui certains affects inconscients ne peuvent pas s’exprimer par des paroles et qui s’expriment alors par un langage somatique » [8]
A ce stade de notre réflexion la distinction entre schéma corporel et image du corps est de nouveau incertaine. Aux limites de chaque définition la réalité décrite devient commune dans le même temps où les concepts se chevauchent. En effet, nous avons vu que, là où Dolto tranche pour une hétérogénéité absolue de nos deux concepts, Schilder passe allègrement le pas en employant indistinctement les deux termes sous la bannière d’une mise en commun des concepts de la biologie et de la psychanalyse. Pourtant ce point de vue reste insatisfaisant quant à dépasser le dualisme somatique/ psychologique, car il ne fait que se placer sur un terrain d’accord artificiel où le passage de schéma corporel à image du corps et vice et versa est constamment flou et inexpliqué. En effet la conception de Schilder paraît relever en grande partie d’une pensée paralléliste. Il n’y a pas de justification réelle de l’intégration des données de la psychanalyse et des données de la neurobiologie, si ce n’est l’indifférenciation manifeste qu’il fait entre la notion de schéma corporel et la notion d’image du corps. Mais cette réunification dans les termes ne suffit pas à justifier une intégration réussie. Le dualisme est contourné, mais pas dépassé. De l’autre coté Dolto dans son développement théorique de l’image du corps rejoint des positions phénoménologiques que Merleau-Ponty défend au nom du schéma corporel. Aux frontières de ce que chacun comprend d’un concept, les limites deviennent aussi floues que les usages.
Dans tous les cas, la dualité psychologie/biologie semble reproduite sur le mode psychanalyse/biologie. En effet dans un cas le fossé est supposé très net, il y a la théorie psychanalytique d’un coté et la théorie biologique de l’autre. Or n’est ce pas en reconnaissant l’indépendance des deux domaines, le psychique et le somatique, tout en reconnaissant la possibilité d’une action de l’un sur l’autre que l’on s’accorde quant à la réalité du dualisme ? Et dans l’autre cas c’est le flou même du passage de schéma corporel à image du corps qui maintient l’ambiguïté du dualisme. Il ne suffit donc pas d’introduire la psychanalyse pour effacer d’emblée les paradoxes que nous avions initialement souligner pour le cas du schéma corporel pris seul dans la relation Psychologie/Biologie. Il est désormais nécessaire de faire émerger certaines propriétés naturelles qui fondent l’originalité du couple psychanalyse/biologie. C’est à partir de cette originalité que l’on pourra commencer à comprendre et justifier les passages d’un concept à l’autre, impliquant ainsi la prise en compte d’un autre couple désormais indissociable : schéma corporel/image du corps.



[1] Dolto F _ L’image inconsciente du corps. Seuil, (1984), p 149.
[2] Merleau-Ponty _ Phénoménologie de la perception. Gallimard, (1945), pp 101-102.
[3] Dolto F _ Op.Cit, p 22.
[4] Merleau-Ponty M _ Phénoménologie de la perception. Gallimard, (1945), p 101.
[5] Schilder P cité par Gantheret F _ Le schéma corporel et l’image du corps. Thèse, (1962), p 38.
[6] Schider P _ L’image du corps. Gallimard, trad. Gantheret et Truffert, (1968), p 143.
[7] Schilder P _ Idem, p 46.
[8] Dolto F citée par Gantheret _ Op.Cit, pp 45-46.