mardi 13 mai 2008

Deleuze rencontre Freud


Quand Deleuze rencontre Freud.
Comment faire pour écrire autrement que sur ce qu’on ne sait pas ou ce qu’on sait mal ? C’est là dessus nécessairement qu’on imagine avoir quelque chose à dire. On écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir et notre ignorance, et qui fait passer l’un dans l’autre. C’est seulement de cette façon qu’on est déterminé à écrire. Combler l’ignorance, c’est remettre l’écriture à demain ou plutôt la rendre impossible ”. (G.Deleuze)[1]

Quelque part entre le connu et l’inconnu, la rencontre avec l’autre, n’est pas une chose qui va de soi. C’est pourtant cette rencontre qui nous informe de ce que nous sommes autant que de ce qu’est l’autre, et ceci au fur et à mesure que nous découvrons les facettes singulières ou plurielles de cette relation humaine en construction. Terre de contrastes aléatoires ou prédéfinis, histoires en mouvement, élans suspendus, l’autre est un paradoxe vivant où miroirs, trompes l’œil et jeux de rôle se disputent le devant d’une scène dont nous sommes, au moment de la rencontre, le spectateur, le voyeur, l’acteur et le metteur en scène tout en même temps. Car l’autre comme soi même ne peut être seul, il ne peut qu’être avec, co-auteur de quelque chose et c’est dans la rencontre qu’il vient a naître a chaque fois. Chacune de ces naissances, chacune de ces advenues au monde se propose dans une construction/déconstruction permanente de soi. Cette construction/ déconstruction de l’être suppose, dans le maintient toujours en cause de la forme du même (de l’identité), la mise en jeu dynamique des différences. Celles-ci sont toujours en cours d’évaluation puisque élaborées à l’aune de ce qui a été et de ce qui sera, c'est-à-dire en fonction d’un projet dont nous sommes porteur et porté par soi même et un autre à la fois. Il s’agit là d’osciller sans cesse entre une différence radicale qui ferait de l’autre un étranger, et une ressemblance fusionnelle qui le rendrait parfaitement identique à soi, soi et l’autre comme ne faisant qu’un. D’une différence sans ressemblance à une ressemblance sans différence, pas de rencontre possible. Comment penser alors les conditions de cette possibilité, celle d’un passage entre différences et répétition. En développant sur la base de notre progression dans ce mémoire, nous disposerons alors d’une alternative de pensée à propos de l’être et de son rapport à l’autre. Il s’agit d’une alternative aux représentations d’un autre simplement circonscrit a “ce que je ne suis pas ” c'est-à-dire pris dans les impasses d’une dualité de type “ être ou ne pas être ”. En fait il ne va plus s’agir pour nous de la question de l’être, mais celle du devenir.
Si nous partons d’une dualité classique comme celle du soi et du non soi, nous voilà alors avec une distinction plus ou moins complexe entre le supposément connu et ce qui n’est pas supposé être. Si cette distinction est radicale, cela peut impliquer l’existence d’un autre comme siège potentiel d’un manque, d’une erreur, d’une défaillance et autre dénaturation dans laquelle je ne me reconnaît pas. Cette représentation du négatif prend racine dans un nécessaire besoin de distanciation dont la radicalité est proportionnelle au niveau d’inquiétante étrangeté perçue lors de la rencontre. A ces figures de l’altérité étrangères et inquiétantes viennent se ranger selon différents contextes sociaux historiques la longue liste des barbares, sorcières, juifs, délinquants et autres fous ou actuels psychotiques. Dans cette figure du négatif il est probable de n’osciller que sur une ligne qui va de l’incompréhension simple jusqu’à l’exclusion pure et dure. Mais lors du passage à la figure du devenir autre c’est toute une approche des possibles de la rencontre qui s’en trouve bouleversée. Ainsi pour Deleuze l’être est un devenir autre qui se répète, l’identité réside dans la seule permanence de la répétition. la répétition n’est jamais répétition du même, mais toujours du différent comme tel[2]. C’est la reproduction dans l’instant présent de la dynamique de répétition du différent qui assure le sentiment de la continuité de l’être, de naissance en naissance, de reconstruction/déconstruction en reconstruction/déconstruction. Ainsi mêlés, différences et répétitions s’entrecroisent dans un mouvement identifiant. Le Je n’est plus alors ce qui le différencie ou ce qui lui ressemble, il est le jeu d’une équation duelle en mouvement. Le Je devient alors passage d’un équilibre vers un autre, le même quant il se maintient, un autre quant il change.
Il nous semble que ce passage, dans la vision deleuzienne du temps, est alors vécu comme carrefour de la pluralité et multidimentionnalité des possibles, lieu d’intrication et de passage infinis de soi a une multitude d’autre soi, de soi a une multitude d’autres et donc avant tout de soi a une multitude d’autres de soi même.
C’est cette perspective que nous allons maintenant tenter de développer. Nous considérerons qu’il y a une limite a ce passage, limite qui s’articule avec la nécessité d’une représentation incontournable, pour autant, de l’écart, de l’hétérogénéité radicale et du temps linéaire. Cette articulation est, pour nous, visible dans le discours au niveau de la dynamique métaphorisante.
Voilà une donnée essentielle qui nous éclaire sur l’évolution de l’acte clinique dans le cadre si spécifique de la cure psychanalytique. Comment une situation de cure vient à évoluer en même temps que le cadre des représentations qui forme la matrice à penser de l’analyste ? Pourquoi Deleuze fait t il ici avancer l’analyste dans cette renaissance de la cure ? C’est parce qu’il corrobore dans sa représentation si particulière de l’être et du temps, la possibilité de réduire l’écart avec cet autre de la psychose circonscrit en négatif par une vision classique et monolithique du temps. Ainsi, l’autre devient dans le bain de la multiplicité temporelle une potentielle alternative de soi désormais accessible. Quand l’écart ce réduit, la distance tend à s’effacer et l’être peut passer à l’autre. La représentation du temps évolue, le linéaire fait face au deleuzien et dans un moment de passage rendu possible, à l’aune d’un déséquilibre momentané des catégories de la pensée, la névrose rencontre enfin la psychose. La rencontre peut alors reprendre le cours possible des fictions et des décours pluriels du temps… au bord du gouffre le jeu du psychisme redevient possible.
J’aimais des auteurs qui n’avait pas l’air de faire partie de l’histoire, mais qui s’en échappaient d’un coté ou de toute part ”. ( Gilles Deleuze. Dialogues, p 21)
Il n’y a aucun intérêt à recommencer ce que [ Platon ] a fait pour toujours. Nous n’avons qu’une alternative : ou bien l’histoire de la philosophie, ou bien des greffes de Platon pour des problèmes qui ne sont plus platoniciens ”. (Gilles Deleuze. Pourparlers, p 203)
L’histoire de la philosophie doit non pas redire ce que dit un philosophe, mais dire ce qu’il sous-entendait nécessairement, ce qu’il ne disait pas et qui est présent dans ce qu’il dit ”. (Gilles Deleuze. Pourparlers, p 186)
On sait ce qu’il y a de déconcertant dans la proximité des extrêmes ou tout bonnement dans le voisinage soudain des choses sans rapport ; L’énumération qui les entrechoque possède à elle seule un pouvoir d’enchantement ”.[3]
Il faudrait arriver à raconter un livre réel de la philosophie passée comme si c’était un livre imaginaire et feint ”.


Quand la dynamique deleuzienne rencontre la dynamique freudienne.
Loin de la prétention naïve du savant qui oubli que ce qu’il décrit est aussi le reflet de se qui fonde de manière non objective une partie de sa légitimité, le symptôme ne se contente pas de référer à ce qui est, mais aussi à ce qui n’est pas. Le discours sur la clinique suppose toujours des présuppositions qui influencent en permanence la valeur du discours. Tout une part du discours reste ainsi tacitement dans l’ombre. Il y a par exemple, comme le développe Foucault, une référence toujours implicite au corps sain, par exclusion, dans une description de la maladie. “ …le symptôme renvoie à la fois au lien des phénomènes entre eux, à ce qui constitue leur totalité et la forme de leur coéxistence, et à la différence absolue qui sépare la santé et la maladie ; il signifie donc, par une tautologie, la totalité de ce qu’il est, et par son émergence, l’exclusion de ce qu’il n’est pas[4]. Parti pris invisible, car il sème bien souvent sa trace au profit d’une revendication d’absolu, de vérité, de légitimité qui renie son appui sur le rapport relatif d’un état qui n’existe et ne se défini que dans son équilibre avec ce qu’elle n’est pas. Mais c’est ce parti pris qui, une fois débusqué, rappelle que le symptôme n’est pas seulement l’interface signifiant/signifié que la maladie fait de lui, mais que c’est aussi le terrain d’expression d’un regard extérieur à sa nature, qui l’unifie et le rend émergeant faisant de lui un signe identifiable. Là encore nous tombons sur la résolution instantanée, le temps d’un regard, d’une équation duelle où l’un des membres reste dans l’ombre alors même que sa présence est continuellement suggérée entre les ligne du discours qui décrit. Entre normal et pathologique c’est toute la représentation d’un rapport entre deux extrêmes supposés qui sont ainsi mêlés ou démêlés dans un bouleversement soudain, dans l’instant même où le regard clinique se retrouve changé. Dans le mouvement de cette révolution, c’est alors la maladie et son symptôme qui s’en retrouvent changée.
Ainsi en est-il de la révolution contenu dans l’avènement du regard freudien. Mais le symptôme, dans l’œil de Freud, bien qu’il s’étaye initialement sur le regard médical, s’en écarte progressivement et presque radicalement. Dans une lecture purement médicale du symptôme sont inclus les présupposés d’une frontière convenablement balisée entre normal et pathologique. On verra qu’en tant que préconception, cette frontière pourra connaître, avec Freud, un destin moins exclusif. Avant Freud il y avait le normal et l’anormal, le fou et le non fou. Après Freud la frontière semble beaucoup moins manichéenne. Nous faisons tous au moins parti d’une catégorie que constitue le domaine de la névrose, dont les différents niveaux d’aménagement marque les différents niveaux d’une folie désormais moins radicale. Parti de l’option d’une hétérogénéité absolue entre le fou et le non fou, la normalité en vient à se redessiner sous un jour nouveau. Il n’y a plus une folie fourre-tout, mais une grande variabilité de folies pouvant prétendre a des rapports multiples à la normalité. Aux bornes d’une dualité normal/anormal, ou aux limites qui définissent les catégories du normal et du pathologique, Freud travail à une reconception de notre perception du réel clinique. Certes l’on peut retrouver en d’autres lieux de la psychanalyse le manichéisme initial comme dans le rapport entre névrose et psychose, le terme psychose devenue valeur refuge d’une radicale étrangeté, l’anormalité absolue en somme ? La révolution n’a pas fait disparaître la dualité dont on retrouve les termes ailleurs déplacés, mais elle en a modifié durablement le rapport, ouvrant ainsi la perspective d’un regard différent sur tout un pan de la réalité clinique.
Si nous poursuivons notre travail d’exploration des remaniements dualiste au travers de l’œuvre freudienne, le fantasme est par excellence une matière première pour notre analyse. Par le terme de fantasme on pourrait facilement n’y entendre que l’idée d’une fantaisie imaginaire réduite à une fonction de contre point négatif destinée a mieux définir les contours objectifs de la réalité matérielle. Pris dans l’étau d’une dualité simpliste opposant la réalité à la fiction nous serions bien démunis pour comprendre toute la portée de la réflexion psychanalytique. Pourtant, pourrions nous seulement penser, sans intégrer l’idée même de l’existence de cette opposition ? Ne pas faire sans, sous peine de s’y perdre, mais avec une limite dont on ne peut accepter la contrainte absolu, sous peine de passer à côté de la cure. “ Dans la théorie, comment les psychanalystes s’en tirent-ils ? bien mal, et le plus souvent par la vie d’une théorie de la connaissance des plus frustes[5] conviennent Laplanche et Pontalis. Freud lui-même n’est pas le moins ambigu. Bloqué comme tout le monde dans des oppositions monolithiques il les dépasse, les transgresse, les préserve ou les transforme selon ses nécessités et sans respecter une méthodologie explicite. Il peut par exemple conserver les termes classiques de la dualité en créant des interactions nouvelles entre les deux parties de l’opposition. Ainsi, dans sa formulation la plus officielle, le monde des fantasmes semble se situer tout entier dans le cadre de l’opposition entre subjectif et objectif, entre un monde intérieur qui tend à la satisfaction par l’illusion et un monde extérieur imposant progressivement au sujet, par la médiation du système perceptif, le principe de réalité ”.[6] Ces interactions peuvent néanmoins présenter des propriétés conceptuelles radicalement nouvelles, voir révolutionnaires. Ainsi en découle la théorisation de l’inconscient. Pour autant, l’écueil n’est pas loin, d’en oublier la révolution pour en revenir à une normalisation plus rassurante, celle d’un inconscient refuge de la subjectivité, du principe de plaisir et de son peuple de fantasmes, le tout opposé au principe de réalité lié à l’objectivité du monde extérieur. Intérieur/extérieur, fiction/réalité, plaisir déplaisir, les couples se répètent à loisir mais chacune de leur mise en mouvement éclaire nos questions d’un jour nouveau.
Or la conceptualisation freudienne ne défini en rien ces changements d’équilibre entre les différents membres d’une équation duelle ni les effets que cela entraîne sur la réalité perçue. La variabilité de ces effets est sous-jacente à la multiplicité des pratiques individuelles de la psychanalyse. Est-ce seulement pour mémoire qu’il faut mentionner toutes les formes de techniques qui, prenant appui sur l’opposition entre imaginaire et réel, se proposent finalement de parachever l’intégration du principe de plaisir au principe de réalité, voie dans laquelle le névrosé se serait arrêté en mi-chemin ? Sans doute il n’est guère de mise de faire appel aux “ réalités extérieures à la cure elle-même, le matériel doit être analysé dans la relation du patient à l’analyste, “ dans le transfert ”. Mais si nous ne prenons pas garde, toute interprétation de transfert : “ vous vous conduisez comme si… ” n’implique-t-elle pas le sous entendu : “ Et vous savez bien que je ne suis pas en réalité celui que vous croyez ” ? Heureusement la technique nous sauve : nous nous dispensons de prononcer ce malheureux sous-entendu. C’est que plus radicalement, la règle analytique serait à comprendre comme époché, suspension absolue de tout jugement de réalité. N’est ce pas là se mettre de plain-pied avec l’inconscient qui ne connaît pas un tel jugement ? ”[7] On est en droit de se demander si l’on peut être humainement armé, fussions nous psychanalyste, pour se maintenir en permanence dans une telle position. Vouloir s’y maintenir au nom de l’idéal théorique ne fait pas illusion face à ce que nous apprends l’expérience pratique. Vœux pieux donc, mais vœux nécessaire qui sous tend une compréhension fondatrice du travail de l’analyste. Horizon à maintenir toujours à portée de son contre transfert pour n’être pas simplement en train de faire n’importe quoi.
La révolution dans la cure ne vient elle pas plutôt de la capacité du thérapeute à glisser d’une interaction en mouvement vers une autre stabilité de l’équilibre duel. Il me semble que voilà tout l’art de l’analyste. Car il y a bien dans la cure oscillation permanente de cet “ équilibre ” autant qu’en reflètent les aléas conceptuels qui tentent sans fin d’en positionner la limite. Comme le patient le thérapeute est pris dans cet équilibre a géométrie variables, entre réalité et imaginaire, c’est donc la cure elle-même qui peut ainsi basculer sur un versant ou un autre au risque de se stabiliser finalement sur un échec. N’être ni enchaîné dans le réel ni perdu dans la fiction implique alors la définition d’une position tierce. Rend compte de cette tentative l’émergence d’une nouvelle catégorie, celle de la réalité psychique. Mais nous n’identifions là qu’un mouvement d’échappée qui peut tout aussi vite retomber dans de nouvelles apories. Si c’est là opposer la réalité des phénomènes psychologiques à la “ réalité matérielle ”, la “ réalité de la pensée ” à la “ réalité extérieurs ”, cela revient à dire : nous nous mouvons dans l’imaginaire, dans le subjectif, mais ce subjectif est notre objet ; l’objet de la psychologie vaut bien celui des sciences de la nature matérielle. Et le terme même de réalité psychique ne signe-t-il pas le fait que Freud ne pourrait conférer la dignité d’objet aux phénomènes psychiques que par référence à la réalité matérielle, en affirmant qu’ “ eux aussi possèdent une sorte de réalité ” ? La suspension du jugement de réalité, faute d’une nouvelle catégorie, nous fait basculer à nouveau dans la “ réalité ” du pur subjectif. Et pourtant… lorsqu’il introduit cette notion de réalité psychique, dans ses dernières lignes de l’interprétation des rêves qui en résument toute la thèse (le rêve n’est pas une fantasmagorie mais un texte à déchiffrer), Freud ne la définit pas comme tout le subjectif, comme le champ psychologique, mais comme un noyau hétérogène dans ce champ, résistant, seul vraiment “ réel ” par opposition à la plupart des phénomènes psychiques.[8] Sur cette question nos auteurs concluent ainsi : “ Cette réalité psychique, nouvelle catégorie sans cesse occultée chez Freud, il ne suffit pas de la désignée comme le “ symbolique ” ou le “ structural ”. Si elle est retrouvée et reperdue par Freud, ce n’est pas seulement l’effet d’une carence de l’outil conceptuel : sa relation _ structurale elle même _au réel et à l’imaginaire fait toute sa difficulté et son ambiguïté telle qu’elle apparaissent dans le domaine central du fantasme. ”[9]
Permanence d’un mouvement qui semble donc s’extirper d’une impasse duelle, par le passage à une potentialité hétérogène et non duel. Mais phase transitoire qui peut tout aussi vite céder la place à une autre position duelle, peut être plus stable, en tout les cas en attendant mieux ou la révélation d’une autre impasse. Aller retour permanent donc, non pas entre réel et fiction, mais entre une certaine perception de cet équilibre et un autre. Quelque chose néanmoins permet ce passage permanent d’un état à un autre, cette propriété immanente de la psychanalyse qui lui donne toujours en dernier recours la possibilité de se placer dans un ailleurs que là où le carcan duel voudrait la maintenir. Cet ailleurs du fantasme qui n’est plus ni intérieur ni extérieur, ni subjectif ni objectif, mais constitue un monde alternatif et omniprésent. Cette alternative est donc par essence, au moins momentanément, hétérogène aux camps de la dualité à laquelle il permet de s’extirper.
Autre terrain d’une réflexion possible sur la question duelle, le corps est par excellence la terre d’expression privilégiée du symptôme, c’est ce symptôme corporel qui est en premier lieu l’objet de l’étude et du regard médicale débattu par Foucault. Tel “ l’œil ” de Foucault, le corps chez Freud vient à nous parler autrement et au delà de sa pure fonction biologique. Freud revisite la sexualité étendant sa définition et son implication dans les rouages les plus profonds du fonctionnement humain. Il relie à partir de métaphore corporelles des aspects de se fonctionnement humains qui semblait jusque là les plus éloignés possible de tout élément de sexualité. En s’acheminant vers une véritable redescription du réel clinique, Freud invente un discours qui parle de la dynamique du fantasme, de l’inconscient et de son peuple chimérique ; Pulsions, Désirs, Représentations. Freud va user du processus métaphorique en remaniant l’ordre catégoriel des mots en les conservant tout en les déplaçant dans un contexte clinique où leur sens s’en retrouve bouleversé. Répétition du même dans l’instauration d’un maximum de différence vers l’avènement d’une signification clinique novatrice. Plusieurs révolutions sont ici en jeu simultanément dans le processus métaphorique freudien dont celle du duel entre corps et psyché, biologique et psychique, normal et pathologique. (Cf. Opposition psychosomatique et dépassement de la dualité corps/psyché par la psychanalyse).
S’en suit la poursuite de notre réflexion sur le temps dont le raccord ultime à l’originaire passera dans la métaphorisation du lien entre corps et psyché au travers du paradigme incontournable de la psychanalyse freudienne, la sexualité dans son pansexualisme. Dans la suite de notre articulation entre temporalité et métaphore, la sexualité devient chez Freud la forme métaphorique princeps de la transgression temporelle et de la mise en parole du corps dans la psychanalyse. Nous avons vu, plus tôt dans cette thèse, que dans la théorie freudienne, la séduction précoce de l’enfant par l’adulte est le modèle type de l’événement traumatique. Cette théorie de la séduction est d’autant plus importante qu’elle permet d’imbriquer la question sexuelle dans celle du trauma en tant que zone organisatrice de la fixation névrotique. Mais cette théorie et ses avatars historiques dans le développement de la conceptualisation freudienne, a aussi mis en pleine lumière la difficulté d’articuler de manière cohérente la frontière entre fiction et réalité. “ Je ne crois plus à ma neurotica ”, écrit Freud en 1897. Il entérine par la, que le trauma n’est pas fondés sur la survenue d’un événement réel mais d’un événement fantasmé qui marque du même coup l’existence d’une vie sexuelle infantile inconsciente. Ainsi en reprenant notre réflexion sur l’après-coup, il faut penser l’existence d’au moins deux temps, un temps où la séduction sexuelle s’est produite et un deuxième temps qui viendra “ activer ” le premier rétroactivement. Nous avons déjà développer précédemment une première explication de ce phénomène qui supposait la possibilité d’une excitation endogéne chez l’enfant bien que stimulée par une source externe, en l’occurrence l’adulte dans le cas d’une séduction sexuelle. Mais il nous a semblé intéressant pour notre propos de confronter cette conception à une autre historiquement antérieure qui placerait encore l’enfant dans l’illusion naïve d’une absence de sexualité. A ce niveau du concept l’enfant n’est plus lui même porteur d’une excitation sexuelle interne qui déborderait sa capacité défensive, il ne fait que subir “ sans défenses ” la tentative sexuelle de l’adulte. Il n’y a alors pas d’autre signification sexuelle, que pour l’adulte, l’enfant ne possède pas de dispositif corporel et représentatif pour donner sens à cette demande extérieure. Ce n’est que dans un second temps après la puberté qu’un second événement viendra, à partir d’une scène souvent banal, faire revivre par le jeu des associations inconscientes, la première scène de séduction. L’excitation sexuelle ainsi activée de l’intérieur viendra prendre à défaut les défenses du Moi créant l’opportunité d’une émergence de symptômes pathologiques. Dans cette version du fonctionnement traumatique et de l’après-coup, l’idée est toujours que ce n’est que dans le deuxième temps que l’intrusion initiale vient prendre un sens. Mais le débordement d’excitation a lieu dans un cas, dans le corps sexualisé de l’enfant par un jeu de réponse entre l’intérieur et l’extérieur, et dans l’autre cas uniquement dans le corps sexualisé post pubère.
Une manière de voir nous parle d’une irruption du sexuel à partir d’un dehors, et donc à partir d’une antériorité qui suppose la construction du sexuel chez le sujet dans une ligne temporelle causale et linéaire. Il existe alors un avant du sexuel sans sexuel autre que celui imposé, et un après ou le sexuel commence à naître et peut enfin émerger de l’intérieur du sujet. L’intérieur et l’extérieur respectent une frontière qui correspond à celle d’un temps linéaire dans le même temps qu’il respecte un tabou où le sexuel n’a rien à voir avec l’enfance. Unité donc de la non transgression des catégories duelles de notre représentation du monde, non transgression des structures de la différence générationnelle dans la préservation du tabou de l’inceste, et préservation d’un temps linéaire ou le développement sexuel respecte l’innocence de l’enfance et la succession des étapes dites normales du développement de la sexualité.
Une autre manière de voir ouvre la voie d’un équilibre ou l’interne coexiste avec l’externe, l’excitation endogène coexiste avec l’excitation exogène et la sexualité, par la réalité de la vie psychique, par delà la réalité de la maturité biologique du corps, coexiste autant dans ses états infantiles que dans ses états adultes. Nous voilà de nouveau pris dans le jeu des séparations catégorielles dont la dynamique nous permet de penser la rencontre avec l’inconnu. Tentons,…, de sauver la théorie de la séduction dans ce qu’elle a de plus profond. Il s’agit chez Freud de la seule tentative pour établir une relation intrinsèque entre le refoulement et la sexualité. Cette relation, il en trouve le ressort non pas dans un “ contenu ” mais dans les caractères temporels de la sexualité humaine qui en font le champ privilégié d’une dialectique entre le trop et le trop peu de l’excitation, le trop tôt et le trop tard de l’événement. [10] Il nous semble que dans ces paroles de Jean Laplanche, s’esquisse ce carrefour dynamique particulier qui unit la sexualité et le temps dans une perception novatrice des deux. C’est ici une philosophie de l’écart qui s’amorce, mais le maintient d’un accrochage à l’absolue linéarité du temps voue cette démarche à l’impasse d’une régression infinie dans la recherche d’une cause toujours plus ultime, toujours plus originaire. Le traumatisme psychique n’est concevable que comme venant d’un déjà là, la réminiscence de la première scène. Comment, maintenant, concevoir la formation de ce déjà là ? Comment la première scène “ sexuelle pré-sexuelle ” a-t-elle pu prendre signification pour le sujet ?[11]
Version plus élaborée du paradoxe de la poule et de l’œuf ? Mur ultime d’un paradoxe omniprésent de notre conception temporelle ! Pour comprendre il faut à la fois concevoir un enfant d’avant le temps, un “ bon sauvage ”, et une sexualité déjà là, au moins en soi, pour qu‘elle puisse être éveillée ; il faut concilier l’effraction d’un dehors dans un dedans avec l’idée que peut-être, avant cette effraction, il n’y avait pas de dedans, la passivité d’une signification purement subie avec le minimum d’activité sans lequel l’expérience ne saurait être accueillie, l’indifférence de l’innocence avec le dégoût qu’est supposé provoquer la séduction. Pour tout dire, un sujet d’avant le sujet et recevant son être, son être sexuel, d’un extérieur d’avant la distinction intérieur-extérieur. ” [12] Où l’on retrouve le nécessaire passage à l'indistinction pour défier l'impasse de la question du biologique et de la psyché, ombre portée du rapport de la réalité à la fiction elle même pénétrée d’un idéal du bien et du mal, intérieur/extérieur, avant/après, innocence et pêché. Autrement dit pour penser la sexualité selon les apports de l’observation clinique psychanalytique, il faut reconsidérer l’équilibre absolue de nos frontière duelle en même temps que notre perception du temps. On ne peut tabler dans son discours théorique que sur des états d’équilibres duels momentanés. Ce qui implique un déplacement continuel de chaque question vers une autre répartition de part et d’autre d’une frontière des mots, toujours en pleine mutation. Il n’existe dans l’inconscient d’aucun indice de réalité de sorte qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre la vérité de la fiction investie d’affect . ” qui vient se compléter inévitablement par “ Puisque le réel, dans une de ses modalités, fait défaut et se révèle n’être que “ fiction ”, il faut chercher ailleurs un réel qui fonde cette fiction. [13] Prisonnier d’une série d’alternatives théoriques : sujet-objet, constitution-événement, interne-externe, imaginaire-réel, freud est amenè à valoriser pour un temps les premiers termes de ces “ couples d’opposés ”. Limites repoussées sans fin, respectées sans fin, transgressées au sens de la castration toujours en cours d'un oedipe chercheur, penseur qui se cherche. La théorie freudienne est toujours en mouvement entre respect et impertinence. Trop respectueuse elle ne pourrait rien dire de nouveau, l'impertinence seule, pour autant serait inefficace. Freud révolutionne par cette oscillation permanente des éléments duels de sa théorie. Entre distinction et indistinction, entre repères fixes et perte de repères, bref dans un déséquilibre heuristique propriété intrinsèque de la métaphore. Chez Freud la métaphore est "efficace" parce qu'elle est vivante, 'est à dire au cœur même d'un processus du vivant celui là même qui concourt à l'origine et au renouveau continuel de la pensée.
(Et il est bien vrai que corrélativement à l’abandon de la séduction, trois thèmes deviennent prévalants, dans la correspondance avec Fliess : La sexualité infantile, le fantasme, l’Œdipe. Mais tout le problème est dans leur articulation.[14])
Mais de la même manière que cette pensée est phénomène vivant elle ne peut être complète, finie et définitivement circonscrite. Il nous semble néanmoins qu'il faille chercher ailleurs dans les arcanes d'une autre pensée les possibilités de son enrichissement, voir de son dépassement. Gilles Deleuze, dans sa manière de penser et d'écrire malgré toutes les différences, de temps, de personne, et de discours, nous apparaît posséder les caractères de ressemblance nécessaire et suffisante pour porter le flambeau de cet héritage. Ainsi, Deleuze considérait que la recherche philosophique devait s’enrichir de points de vue initialement ou en apparence extérieurs au domaine traditionnellement circonscrit de la philosophie. Outre que cette connexion avec un “ dehors ” non philosophique impliquait une mise en éclairage pluridisciplinaire (biologie, littérature, psychanalyse…), il allait plus loin encore. Dans la recherche d’un dehors interne à chaque discipline il faisait ainsi émerger des “ singularités ” insuffisamment ou non encore exploitées. De cette manière il se rendait capable de transcender la différence d’une hétérogénéité de domaine (catégorie du savoir) par une mise en lien du même, du similaire, dans le singulier. Regard singulier donc d’un créateur à l’affût d’une propriété émergente encore cachée, d’une hernie du savoir annonciatrice par une mise en filiation étrange, d’une parenté contre nature, d’une naissance précieuse, d’un trésor conceptuel à mettre à nu. Arnaud Villani dans la Guêpe et l’orchidée (Belin 1999) dit ainsi : “ C’est ce que Deleuze appelait “ faire des enfant dans le dos des philosophes ”. Mais cette expression provocante n’a pas été comprise. Elle ne veut pas dire : déformer, forcer, mais entrer dans une philosophie avec l’intention de voir où les faisceaux souples des concepts créent une direction que personne jusqu'à lors n’avais entrevue, ni empruntée ”. Ici, point d’anarchisme ou de n’importe quoi, mais un regard porté sur de l’apparent anodin, du secondaire, du transparent ne pouvant faire relief intéressant que sur une connaissance étendue du déjà connu. David Lapoujade écrit à ce sujet : Par exemple chez Leibniz : il y a les thèses célèbre de l’harmonie préétablie, la monade sans fenêtre, le meilleur des mondes possible, etc. Mais Deleuze, sans négliger ces thèses fondamentales, est attentif à quelque chose qui est, en apparence, tout à fait secondaire, le fait que Leibniz ne cesse de parler de plis, d’étoffe, de plissement, qu’il perçoit tout sous forme de plis, des plis infinis. Le thème semble anodin, et pourtant il devient central, d’autant que ces singularités, ces bizarreries, Deleuze les prolonge hors de la pensée de Leibniz, vers l’architecture, la musique baroque et découvre alors que l’âge baroque se caractérise précisément par le fait de porter les plis à l’infini. On retrouve là les deux aspects : une philosophie devenue inséparable d’un champ non philosophique, mais parce que, du dedans déjà, cette philosophie est animée par l’étrange mouvement de plier sans cesse, mouvement qui est son étrangeté même, son “ dehors ” ”.[15)
Point de communauté de tout discours, texte ou théorie, ces petites irrégularités, lapsus d’une œuvre, se trouvent révélées dans l’œil de Deleuze. D’abords passées inaperçues, elles finissent par devenir le reflet de l’immanence du fonctionnement créatif. “C’est dans ces régions secrètes que Deleuze cherche à créer des concepts. S’il y a méthode, c’est sans doute là qu’elle opère, dans cette tentative pour dégager une sorte d’inconscient, une zone où se condensent les affects de la pensée, de la sensibilité, de la mémoire, là où ils émettent leurs “ singularités ” ”.[16] Deleuze ouvre alors sa recherche à un champs d’investigation infini. La philosophie n’est pas fermée sur elle-même et ses objets propres, elle n’est pas le paradigme d’une recherche internée dans son domaine d’étude spécifique. Cette recherche s’ouvre vers l’extérieur. La philosophie devient alors point d’appui, rampe de lancement sine qua non, vers un ailleurs toujours à découvrir, par une conceptualisation toujours en cours. Mais quand la porte de cet ailleurs est une singularité interne on en vient à conclure que Deleuze ne fait jamais alors que remettre en œuvre la fonction essentielle d’une frontière disciplinaire ou d’une séparation de mot. Cette fonction est celle d’articuler en permanence le dedans avec le dehors. C’est cette fonction qui est source de vie pour la philosophie, mutation actualisée aux limites d’une discipline, dans ces “ singularités ” qui sont autant de points aveugles de l’histoire de la philosophie. Lapoujade écrit :Je crois en effet que Deleuze a rendu aux philosophes qu’il admirait une actualité qu’ils possèdent en eux mêmes et non par rapport à une certaine modernité supposée. En un sens, pour beaucoup, il rend à nouveau possible un rapport vivant avec la philosophie, y compris sous sa forme la plus classique, puisqu’il dit : les problèmes ne sont jamais dépassés. Il faut juste les poser autrement quant le type de formulation ne convient plus _ quitte à les retourner contre leurs auteurs précise-t-il ”.[17] Tout l’art de Deleuze Provient de ce qu’il fait parler ses auteurs par des bouches singulières qui leurs appartiennent bien qu’elles soient en partie au moins restées muettes jusque là. Mais c’est aussi ce qui ne leur appartient pas qui parle et que Deleuze s’approprie au nom de l’évidente fécondité du concept ainsi déployé. Et malgré certaines déclarations iconoclastes, repères d’une marginalité affirmée, l’art consommé de Deleuze respecte l’œuvre en la transfigurant, c’est a dire en lui offrant la possibilité d’un autre visage. Il nous semble que l’histoire de la philosophie doit jouer un rôle assez analogue à celui d’un collage dans une peinture. L’histoire de la philosophie, c’est la reproduction de la philosophie même. Il faudrait que le compte rendu en histoire de la philosophie agisse comme un véritable double. (On imagine un Hegel philosophiquement barbu, un Marx philosophiquement glabre au même titre qu’une Joconde moustachue) ”.[18] Cette transfiguration produit chez Deleuze des images conceptuelles extraordinaires voir sidérantes qui renouvelle radicalement l’étendu du champ d’éveil de la pensée. Deleuze parle d’un “ rôle analogue à celui d’un collage dans une peinture ” Il s’agit donc alors d’un art de la recomposition, à partir d’un ensemble de partie diverse, en une œuvre originale qui dans sa globalité est bien plus que la somme de ses parties. Cet art des greffes, du collage ou de la mise en scène transforme les auteurs plus ou moins classiques en outils conceptuels sans pour autant les trahir : il ne se pose plus le problème de la fidélité mais celui de la fécondité et de l’efficacité ”.[19] Deleuze relie de manière synchrone ces points aveugles de l’histoire de la philosophie. Il bat en quelque sorte la mesure, improbable chef d’orchestre, d’un groupe anachronique de philosophes dont il fait jouer à chacun d’un instrument singulier, et inhabituel pour eux, mais dont la sonorité spécifique les réunit en un acte de pensée créateur commun et actuel. (Par exemple : les Stoiciens, Lewis Caroll, Joë Bousquet puis Freud pour décrire la structure et la genèse du sens comme événement de surface[20]). Il parvient ainsi à réunir, en des rapprochements étranges mais d’une grande richesse pour la pensée, des auteurs, des concepts, des œuvres ou des domaines de la connaissance et des arts, aussi diverse qu’apparemment distants. Cette capacité à relire et relier des auteurs très différents du point de vue d’un concept parfois marginal dans leur pensée, à penser à travers eux des choses auxquelles ils n’auraient jamais voulu songer, à établir des connexions avec des œuvres picturales, littéraires, cinématographiques ou scientifiques, tel est le génie proprement deleuzien de “l’utilisation de l’histoire de la philosophie(Différence et répetition p 4) ”.[21]
Pluridisciplinarité, donc, qui vient nourrir une position tierce permanente qui est celle d’une pensée toujours en cours d’élaboration. Suivant cette logique de la méthode de recherche Deleuzienne, Yves Hendricks écrit : Nous avons tous, je pense, nos philosophies suspendues à des crochets et nous les découpons et les redécoupons inlassablement pour en extraire les morceaux qui à nos yeux paraissent être les meilleurs. Cela n’est pas bien grave, si nous gardons à l’esprit cette question : suis-je un bon boucher ? ”.[22] Arnaud Villani rajoute, en reprenant après Platon et Tchouang Tseu cette métaphore du boucher : Il ne s’agit donc, non plus de couper, mais de suivre les articulations. Ce qui se nomme ; respect… Mais la découpe, même respectueuse et fine, serait encore et toujours une sorte de charcutage si, dans son opération elle n’admettait pas de retour. La découpe prends sens si l’on sait remonter le courant, reculer en deçà de la coupure, là où s’opère la jonction, là où deux éléments déterminent une jointure ”.[23]
Yves Hendrickx va plus loin encore en parlant de la technique du “ cut-up ” en écriture et en la comparant avec celle du “ couper coller ” sur ordinateur et cette technique du collage en peinture, technique dont Deleuze se revendique lui-même. Il reprend en passant un passage de Mille Plateaux (p12): Soit la méthode de Burroughs : le pliage d’un texte sur l’autre, constitutif de racines multiples et même adventices (on dirait une bouture) implique une dimension supplémentaire à celle des textes considérés . Logique d’un passage qui du tout au rien exprime l’existence d’un équilibre précaire dans l’acte de produire une pensée. Deleuze trahit il un auteur avec sa méthode ou au contraire lui rend t il réellement hommage comme nous le défendons ici ? Dans quel instant catastrophique se maintient en permanence cette manière de penser qui puisse ainsi faire basculer sa critique autant du coté des détracteurs que du coté des défenseurs ? Est t il plus proche du délire que du discours "sensé"? Est il bon ou mauvais boucher ? Notre intérêt n’est pas dans cette question, nous avons déjà donné notre point de vue, mais bien plutôt directement dans le mouvement créateur qui anime la pensée deleuzienne et ce qui dans ce mouvement fait écho à ce que nous voulons ici mettre a nu du travail de la métaphore. Pour nous, le résultat d’une telle “ méthode ” quel qu’en soit la critique a au moins pour valeur de ne pas laisser indifférent, entre étonnement et sidération le mouvement de la pensée ne peut qu’y gagner en amplitude. L’hétérogénèse c’est les enfants que Deleuze fait dans le dos des philosophes. Il ne suffit pas d’un pliage, il faut que le pli soit le lieu d’une unité, d’une compossibilité. Je crois que tout le monde peut arriver dans le dos d’un philosophe pour lui faire un enfant, c’est arriver à ce que cet enfant soit bien le sien qui est plus difficile. [24] Que fait Deleuze pour y arriver? C'est qu'il est à la fois ce trouble fête révolutionnaire et un répétiteur de génie. Il énonce que: "la répétition la plus exacte, la plus stricte a pour corrélat le maximum de différence"[25]. Proposition en apparence paradoxale qui pourrait trouver son corollaire dans l'affirmation qu'une pensée trouvera son renouveau le plus extrême ou cœur même de sa plus intime répétition. Fusion donc du nouveau et de l'ancien en un texte global infiniment ré interprétable. Deux pensées, deux textes, deux discours se rencontrent et se répètent l'un dans l'autre à vitesse infinie, ou encore deviennent immobile l'un par rapport à l'autre. Le pliage d’un texte sur un autre est constitutif de racines adventices. Je crois que l’hétérogenèse de la pensée n’est pas à aller chercher plus loin, elle se trouve précisément dans ces racines adventices qui découlent de ce pliage, dés lors le livre de Lardreau peut dire que Deleuze engrosse tout ce qu’il touche d’un parasite (sa pensée) dont il attend patiemment l’éclosion, moi je préfère dire qu’il bouture, tisse des liens hyper-textes entre les systèmes philosophiques. Mais ce n’est plus de l’histoire, c’est de la philosophie, et la philosophie devient composition, collage, pliage, et le philosophe sample, déchire, colle, compose avec des morceaux d’autres plans son propre plan ”.[26] Il y a alors bien déplacement certes, mais hors du temps c'est-à-dire vers une position où il est désormais impossible d'en reconnaître le début d’un texte ou d’une pesée et la fin de l'autre, ce qui vient avant et ce qui vient après bref si l'enfant est de Deleuze ou d'un autre. Ici l'unité de temps et de personne semble abolie et les philosophes sur lesquels Deleuze a écrit "deviennent en même temps que Deleuze, la pure répétition d'eux même en Deleuze et de Deleuze en eux".[27] Existe alors entre les deux "texte", un lien, une connexion, une complicité qui a pour corollaire l'émergence d'une véritable innovation sémantique, celle qui ouvre au champ de vision de la pensée et de la perception l'ouverture vers un regard neuf sur le monde. L'enfant est alors ce qui vient à naître et qui personnifie cette innovation; en caractérise le lien singulier qui vient d'être mis au jour
A ce niveau de notre réflexion, le lien entre Freud et Deleuze est inévitable, la dynamique de l’apport Deleuzien est dans la parfaite continuité avec celle de l’apport Freudien. Cette dynamique agit dans sa capacité a faire évoluer les représentations qui permettent de continuer à se tenir près de l’inaudible et de l’informe, c'est-à-dire ce qu'il y a, là où l'on ne peut justement pas penser. Gilles Deleuze ne pouvait pas mieux décrire le phénomène : Il n’y à pas d’oreille absolue, le problème c’est d’avoir une oreille impossible_ rendre audibles des forces qui ne sont pas audibles en elles-mêmes. En philosophie, il s’agit d’une pensée impossible, c’est à dire rendre pensable par un matériau de pensée très complexe des forces qui ne sont pas pensables. ”[28] L’impensable c’est aussi cette impossible position tierce qui vient faire exister la position transitoire du dehors/dedans, profond/superficiel, je/autre, réalité/fiction. Incroyable position de deux penseurs capables d’articuler en permanence de manière implicite ou explicite toute sorte d’ambivalences dualistes. Peut être est ce le geste suprême de la philosophie : non pas tant penser le plan d’immanence mais montrer qu’il est là non pensé dans chaque plan. Le penser de cette manière là, comme le dehors et le dedans de la pensée, le dehors non extérieur ou le dedans non intérieur ”.[29]
L’usage de la métaphore sous des formes les plus variées, les plus directes ou les plus abstraites, signe alors chez ces deux auteurs l’omniprésence d’un parfum fort et volatile, invisible incontournable d’une omniprésence/absence des propriétés les plus intimes de la pensée. Les métaphores de Deleuze et de Freud possèdent un lien profond car elles nous renvoient aux propriétés même de la constitution de leurs pensées dans ce que cette constitution a d’universel, de commun à toute naissance représentative chez l’humain. L’écriture deuleuzienne ou freudienne est pour nous le lieu singulier où devient possible, pour le meilleur et le plus révolutionnaire de l’impertinence sémantique, cet “ impensable ” maillage de la différence dans la ressemblance, de la ressemblance dans la différence. C’est à dire l’espace privilégié où quelque chose peut naître à nouveau.
Tout comme Freud avant lui Deleuze réussit à se maintenir sur cette faille permanente du fonctionnement de la pensée qui leur permettent des transgressions efficaces pour le renouvellement théorique. Sur le principe de cette dynamique de la transgression Freud et Deleuze ne peuvent évidemment pas ne pas être pluridisciplinaires. Que fait Freud ? Il plie les textes des autres tout en dépliant son texte propre, il fait de tout objet extérieur à la psychanalyse un objet potentiel de la psychanalyse. Sur le terrain du fantasme rien n’échappe à la psychanalyse qui en retour finit par appartenir à la culture dans son ensemble. De la même manière que Deleuze, où Freud pourrait il ne pas être ? Art, littérature architecture, musique, sciences, histoire, biologie, philosophie, sociologie etc.. Comme d’excellents bouchers qu’ils sont, Ils découpent les textes avec le couteau de la métaphore, tranche à même l’articulation des auteurs, des disciplines et des mots nous amenant sans complexes vers une transgression de l’espace catégoriel des différents domaines du savoir. Pour tous les deux, cela entraîne en retour une redistributions des limites connues de la pensée. Nos deux compères détérritorialisent et font du jeu multiple de la métaphore la brique élémentaire de cet édifice toujours en mouvement de notre représentation du monde et de notre rapport à lui. Franchissements incroyable qui ouvrent la porte aux devenirs multiples de la rencontre entre deux textes, par la transgression et la transformation consécutive des catégories verbales qui nous servent à penser. Ce processus de déterritorialisation chez Freud comme chez Deleuze passe par un désorientation des sens et de la pensée. C’est pourquoi, pour Deleuze comme pour Freud la métaphore est partout en forme de paradoxes provocants, de raccourcis difficiles a suivre, de vitesses infinies qui confinent à l’immobilité, de corps sans organes, de pensée rhizomique, d’enfants pervers polymorphes, d’inconscient atemporel et d’inquiétante étrangeté, où le rigoureusement semblable présente toujours le maximum de différence.
La métaphore, telle est bien le lieu où se noue la rencontre entre Deleuze et Freud. Là où par le miracle de la métapsychologie Freud recompose la cartographie fantasmée d’un corps de désirs où, contre toute matérialité rationnelle du biologique, tout devient possible autrement, Deleuze parle d’un “ corps sans organes ”. De la même manière qu’un sujet psychique peut être anal, oral ou génital : “ Pourquoi pas marcher sur la tête, chanter avec les sinus, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile…[30] Pourquoi ne pas avoir un “ Moi peau ” ou une “ Image du corps ” représentée comme une fleur ou un camion ? Porte ouverte aussi à tout les mixage possible lors des interprétations métaphorique, “ prend avec ta bouche de main ” dit Dolto à un enfant psychotique (Cf. partie sur l’image du corps). En restant au plus près de nos définitions les plus intimes de la métaphore, est on bien loin, lors de l’écriture métapsychologique ou de l’interprétation en cure, de ces techniques génératrice de sens que sont le collage ou le sample à la façon deleuzienne? Ayant par avance établie le lien entre les propriétés de la métaphore dans la cure et cette dynamique constitutive de la métapsychologie, ne pourrait on pas dire de Freud ce que Hendricks dit de Deleuze en l’appliquant à la psychanalyse : …Le pliage d’un texte sur un autre est constitutif de racines adventices. Je crois que l’hétérogenèse de la pensée n’est pas à aller chercher plus loin, elle se trouvent précisément dans ces racines adventices qui découlent de ce pliage, dés lors le livre de Lardreau peut dire que Freud engrosse tout ce qu’il touche d’un parasite (sa pensée) dont il attend patiemment l’éclosion, moi je préfère dire qu’il bouture, tisse des liens hypertextes entre les disciplines. Mais ce ne sont plus ces disciplines en particulier, c’est de la psychanalyse, et la psychanalyse devient composition, collage, pliage, et le psychanalyste sample, déchire, colle, compose avec des morceaux d’autres plans son propre plan.[31]
Ce que Deleuze fait néanmoins, que Freud ne fait pas de manière aussi explicite, est qu’il pousse au plus loin la métaphorisation de sa propre méthode de pensée. Rhizome, Ligne de fuite et Pliage sont alors les déclinaisons métaphoriques de cette méthode qui ne nous semble alors pas autre chose qu’une poussée toujours plus intime dans la définition même des propriétés de la métaphore. La métaphore devient alors une manière de tordre la cou aux mots pour les faire accoucher de sens nouveaux. Sur cette base il nous semble que quand Deleuze affilie sa méthodologie de pensée à la métaphore du rhizome, par exemple, il nous parait aller plus loin dans l’éclairage non encore explorer des limites du développement de la pensée freudienne. Pour Deleuze, “ écrire c’est tracer des lignes de fuite ” (Dialogue, p54, Flammarion 1977), et c’est avant tout de la prison du langage qu’il faut se libérer. Il faut en quelque sorte s’échapper des significations et règles établies fixées dans les mots sur mesure, d’une langue qui emprisonne et à la limite de laquelle il faut constamment se situer pour constituer cette permanente philosophie du dehors que nous avons décrit plus haut. Aussi tout le travail “ créatif ” de ce dernier doit il consister à s’en libérer (la langue), en la faisant bouger, trembler, en tentant de la réduire, détourner, déformer… L’écrivain est donc du coté de l’informel, de l’inachèvement, de la déformation qui ouvre et libère, entraîne les contenus et casse ce qui écrase la vie, fait passer des lignes de fuites vers l’horizon… ”.[32] Ce mouvement créatif de la fuite est celui qui opère dans cette création fondamentale de la pensée que constitue le mouvement métaphorique. Ce n’est donc pas un hasard si, dans la suite de nos considérations sur la tentative constante de transgression des dualités chez Freud, Philippe Mengue complète, parlant de la fuite chez Deleuze : La mise en variation supprime les dualités fixes, les oppositions pertinentes pour, par cette vibration des mots, ce tremblement des règles, créer un débordement et faire passer une ligne déviante qui file, engendrant un sens nouveau, inédit et fuyant ”.[33] La métaphore est donc une ouverture à la transgression des prisons dualistes de la pensée, dans le même temps qu’elle est une mise en possibilité de lignes de fuite vers un ailleurs générateur de sens vers un regard autre, libérateur. Lignes de fuite et détérritorialisations sont alors concomitantes car la liberté est au prix d’une transgression des limites, murs et frontières. Mais la déterritorialistion n’est pas simple franchissement qui maintiendrait la limite intacte, il est transformation radicale de cette limite pouvant mener à l’informalité du corps sans organe ou au devenir impersonnel, sans séparations, anarchique. Entre territoires déterminés et absence de formes distinctes le mouvement est seul créateur de changement par échappée ou fuite libertaire, vers l’avènement de nouvelles formes possibles. La création littéraire et philosophique est chez Deleuze le produit d’une compossibilité active de ces lignes de fuites. L’oeuvre littéraire est un agencement de flux hétérogènes, ou de lignes qui valent par elles-mêmes, par leur puissance de soulèvement des significations dominantes et de libération des sujets dominés ”.[34]
En ce sens l’œuvre n’est pas ce qu’elle est, elle est ce qu’elle devient, le chemin d’une liberté, ou plutôt les multiples chemins de la liberté car le choix de ce chemin n’appartient pas au livre mais aux rencontres que l’on va pouvoir y vivre. Une œuvre qu’elle que soit son domaine, on doit pouvoir y vivre. Et c’est alors tout ce qui fait la différence entre le chemin tracé d’une œuvre arborescente enraciné dans un forme de stabilité directrice qui définit un haut et un bas, un avant et un après, pensée morte selon Deleuze, pensée qu’il oppose à sa pensée rhizomique.
Un rhizome ne commence pas et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, intermezzo… L’arbre impose le verbe être, mais le Rhizome a pour tissu la conjonction “ et…et…et… ” Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être ”.[35] Il n’y a pas ici trace d’une pensée causale simpliste qui verrait s’unir à un champs de causes données un autre champs de conséquences qui en découlerait automatiquement, selon une logique “ cartésienne ” classsique. Il n’y a pas corrélativement une seule manière d’arriver au même point, et c’est de cette logique cumulée d’une absence de fin et d’origine, que l’on peut seulement espérer arriver là où n’espérait pas nécessairement aller ce qui est aussi le seul moyen de devenir libre. Par le procédé même du pliage, n’importe quel point d’un rhizome peut être connecter avec n’importe quel point, et doit l’être ”.[36] Il ne s’agit donc plus, avec Deleuze, de vouloir absolument dire quelque chose, mais bien de découvrir, de créer l’espace d’une rencontre possible, la cartographie d’un terrain où l’on est libre de s’égarer où bon nous semble : écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées a venir ”.[37] Principe d’une histoire, d’un récit ou d’une pensée verticale et généalogique, c’est à dire sur une seule ligne, ou même sur un seul plan, l’arbre ne permet comme l’Histoire classique (ou l’histoire de la philosophie) que des degrés de lecture relativement limitées. Le rhizome sort de la question de l’histoire “ scientifique ” au profit du pouvoir enchanteur de raconter “ des ” histoires, autant d’histoires que d’articulations possibles de ces lignes de fuite, autant de récits et d’innovations que de pliages potentiels. L’articulation temporelle au sens causale et linéaire devient secondaire, la vérité généalogique importe peu et la fidélité comme propriété essentiel de la mémoire s’efface petit à petit. Le mouvement créatif seul importe C’est une mémoire courte, ou un antimémoire. Le rhizome procéde par variation, expansion, conquête, capture, piqûre. A l’opposé du grapisme, du dessin ou de la photo ; à l’opposé des calques, le rhizome se rapporte à une carte qui doit être produite, construite, toujours démontable, connectable, renversable, modifiable, à entrée et à sorties multiples, avec ses lignes de fuites ”. [38]
Ce dépassement, par le rhizome, de l’écriture “ généalogique ” qui n’offrirait qu’une seule direction de lecture, un cadre aliénant toute liberté de devenir autre, se retrouve donc contenu par essence dans la manière même qu’a le terme de rhizome de tordre métaphoriquement le cou au langage dans une définition particulièrement inattendue du fonctionnement de la pensée créatrice. Quintessence même du fonctionnement de la pensée deuleuzienne cette définition ne permettrait elle pas de jeter une regard plus perçant encore sur l’invention métapsychologique de Freud et son art consommé a, lui aussi, tordre le cou de notre univers conceptuel clinique en prenant des libertés révolutionnaires avec le sens des mots.
Et pourtant, dans son attachement permanent au cadre “ scientifique ” Freud fait l’impasse sur cette partie folle de sa méthode de pensée que deleuze lui ne veut pas ignorer. Loin de toute perspective anarchiste Freud continue à chercher un fondement justificatif qui rend impossible une cohésion globale de sa perception de l’individu. Comme nous l’avions souligner plus tôt dans ce mémoire cette question de la cohérence globale est encore plus flagrante avec la représentation freudienne du temps. Comment maintenir son adhésion à une vision “ généalogique ” du temps alors que toute les conclusions les plus audacieuses de Freud marque la nécessité d’un échappement continuelle à une théorie linéaire causale simpliste. De Deleuze on ne peut conclure qu’une seule chose ; les lignes de fuite ne prennent leur sens que de ce qu’elles sont plurielles, le temps lui-même comme la métaphore du rhizome, possède donc une infinité de lignes de fuite qui se rencontrent dans les plis que la métaphore permet de vivre. Nous voilà entrant de plein pied dans une modification radicale de notre perception du temps, l’individu n’a plus seulement le choix d’être selon une ligne continue dont il ne pourrait “ échapper ” qu‘en apprenant à jeter sur elle un regard différent, il peut désormais devenir selon les plis dans lesquels il se rencontre les figures multiple de l’être. En effet, plonger dans une conception rhizomatique de la pensée, tout en considérant le pouvoir libérateur du jeu des mots dans la cure, c’est bien sur s’autoriser une infinie possibilité de se penser autrement. Une infinie possibilité de ce penser autrement ne peut se vivre que dans la rencontre avec le “ texte ” et la pensée d’un autre (ou des autres). Cette rencontre est le lieu de la métaphore vive ” comme zone particulière du pli, espace singulier où la plus radicale indistinction le dispute au maximum de différence. Il nous semble que c’est alors bel et bien de cette rencontre avec la métaphore “ vive ” dont Deleuze nous parle. On peut alors articuler le travail de mise en naissance permanente du vivant, la pensée “ vive ”, dans le pliage des textes et ce que ces texte viennent articuler de la narration du Je, celui du plieur qui advient par sa rencontre avec ce qu’il pli, au point qu’il n’est plus possible de distinguer les différents Je d’une œuvre désormais commune. Selon le principe de cette cocréation de pensée, la mise en travail de la rencontre par le langage, que font psychanalyste et patient, n’est il pas autre chose qu’une tentative d’échapper à la doxa d’une histoire qui emprisonne, de signifiants qui enferment, de représentations qui aliènent. Au final, la cure n’est elle pas tentative d’échapper à un texte prisonnier d’une seule ligne continue c’est à dire sans ligne de fuite, pour l’aider à devenir autrement, en libérer la vie contenue dans les bornes d’un récit à tordre, à plier pour en développer le champ des possibles. Le Symptôme devient alors texte manquant d’un lecteur deleuzien pour que la pensée d’un Je autre puisse advenir.
Ainsi, entre la volonté anarchiste de Deleuze, celle d’aller toujours vers un maximum de liberté et de fuite, et la volonté rationnalisante du désir d’intégration de Freud, les effets novateurs et révolutionnaires de leurs textes laissent entendre entre les lignes d’un maximum de différence théoriques, l’existence d’une radicale ressemblance dans l’art créatif de sculpter les mots autrement. On a vu comment Freud tenait à convaincre et quelle force didactique contiennent ses écrits, et de quels appuis d’autorité il se sert, en enracinant ses explications dans la connaissance médicale, ethnologique ou littéraire, pour promouvoir et développer la psychanalyse. On comprend les impasses à l’extrême d’un fondement doctrinaire trop imposant pour permettre à la psychanalyse de maintenir son potentiel créatif. D’un autre coté chez Deleuze si l’avenir, ou plutôt le devenir est dans la fuite on peut aussi se demander se que promet cette fuite, à quoi sert la multiplication indéfinie des devenirs ? Deleuze reconnaît, bien évidemment qu’en soi, étant quelque chose, il n’y a aucun intérêt intrinsèque à devenir autre chose. C’est toujours pour des raisons extrinsèques qu’on échange une forme pour en prendre une autre, et, dans ce cas là, on ne devient pas pour devenir mais pour acquérir telle forme jugée plus avantageuse ou plus belle, plus juste, etc.. [39]
C’est donc que la valeur de cette manière de penser les mots autrement, ce mouvement créatif de la métaphore, n’est pas tributaire d’une position plutôt qu’une autre, n’est pas plus “ éfficace ” dans l’anarchie que le conservatisme, mais belle et bien dans la possibilité d’oscillation permanente entre un point de vue et un autre. Entre l’extrême de l’immobilité dogmatique, c’est ça que ça veut dire et pas autre chose, et la vitesse infinie où tous les sens sont possibles, seul le mouvement immobile/vitesse infinie rend toute sa potentialité au pouvoir de la métaphore. Va et vient nécessaire et indispensable entre les deux termes coexistant désormais simultanément de l’immobile et de la vitesse infinie bref, de l’instantané rhizomatique où toutes les lignes de fuites coexistent en même temps. Il faut alors comprendre ce “ mouvement ” que nous tentons de décrire ici, comme étant a l’origine même du mouvement créateur dans la pensée donc dans la rencontre du dedans du dehors, du semblable et du différent, du je et de l’autre, de l’être avec le monde. Dans cette vision d’une oscillation permanente qu’il nous semble avoir rendu visible dans la théorie freudienne nous pouvons alors continuer à examiner les paradoxes de sa représentation du temps et entrouvrir la porte de nouvelles formes de cette oscillation entre une position et une autre, paradoxe qui n’en est plus un du point de vue d’un mouvement créateur qui trouve sa source dans ce pouvoir insensé qu’à la métaphore “ vive ” de faire coexister toujours autrement les plus impossibles des extrêmes. Incapable de valoriser le mouvement contre la position, le paradoxe oblige à une échappée infinie dont l’efficacité vient de ce qu’elle transforme la limite qu’elle transgresse. La limite changée, la transgression n’en est plus une et elle en oubli le mouvement métaphorique qui la fait naître, une nouvelle limite est alors atteint qui s’assoit toujours sur l’opposition des extrêmes.


[1] Deleuze G _ Différence et répétition (1968). PUF, (2000), p 4.
[2] Deleuze G _ Différence et Répétition, p330
[3] Foucault M _ Les mots et les choses. NRF, p 10, (1996).
[4] Foucault M _ Idem, p 91.
[5] Laplanche J, Pontalis JB _ Fantasme originaire, Fantasme des origines, Origines du fantasme (1964). Hachette, Pluriel, p16, (2002).
[6] Laplanche J, Pontalis JB _ Fantasme originaire, Fantasme des origines, Origines du fantasme (1964). Hachette, Pluriel, p17, (2002).
[7] Laplanche J, Pontalis JB _ Fantasme originaire, Fantasme des origines, Origines du fantasme (1964). Hachette, Pluriel, p21, (2002).
[8] Laplanche J, Pontalis JB _ Fantasme originaire, Fantasme des origines, Origines du fantasme (1964). Hachette, Pluriel, pp 22-23, (2002).
[9] Laplanche J, Pontalis JB _ Fantasme originaire, Fantasme des origines, Origines du fantasme (1964). Hachette, Pluriel, p24, (2002).
[10] Laplanche J, Pontalis JB _ Fantasme originaire Fantasme des origines Origines du fantasme (1964). Hachette, Pluriel, p35, (2002).
[11] Idem
[12] Laplanche J, Pontalis JB _ Fantasme originaire Fantasme des origines Origines du fantasme (1964). Hachette, Pluriel, p36-37, (2002).
[13] Laplanche J, Pontalis JB _ Fantasme originaire Fantasme des origines Origines du fantasme (1964). Hachette, Pluriel, p41, (2002).
[14]Laplanche J, Pontalis JB _ Fantasme originaire Fantasme des origines Origines du fantasme (1964). Hachette, Pluriel, p42, (2002).
[15] Lapoujade D _ “ Une philosophie ouverte au “ dehors ” ” in Magazine littéraire, n° 406, (Fev 2002).
[16] Lapoujade D _ “ Une philosophie ouverte au “ dehors ” ” in Magazine littéraire, n° 406, pp 21-24, (Fev 2002).
[17] Lapoujade D _ “ Une philosophie ouverte au “ dehors ” ” in Magazine littéraire, n° 406, pp 21-24, (Fev 2002).
[18] Deleuze G _ Différence et répétition (1968). P.U.F, (2000).
[19] Bénatouil T _ “L’histoire de la philosophie : de l’art du portrait aux collages ” in magazine littéraire, n° 406, pp 35-37, (fev 2002).
[20] Bénatouil T _ “L’histoire de la philosophie : de l’art du portrait aux collages ” in magazine littéraire, n° 406, pp 35-37, (fev 2002).
[21] Bénatouil T _ “L’histoire de la philosophie : de l’art du portrait aux collages ” in magazine littéraire, n° 406, pp 35-37, (fev 2002).
[22] Hendrickx Y _ “ Le Jardin aux sentiers qui bifurquent ” in Concept (hors série Gilles Deleuze). Ed Sils Maria, (Mars 2003).
[23] Villani A _ La guêpe et l’orchidée, essais sur Gilles Deleuze. Belin, pp 55-56, (1999).
[24] Hendrickx Y _ “ Le Jardin aux sentiers qui bifurquent ” in Concept (hors série Gilles Deleuze). Ed Sils Maria, p192, (Mars 2003).
[25] Deleuze G _ Différence et Répétition. P5.
[26] Hendrickx Y _ Idem, p202.
[27] Hendrickx Y _ Idem, p198.
[28] Deleuze G _ Le temps musical, conférence prononcée à l’I.R.C.A.M. en 1978 et disponible sur le site www.webdeleuze.com
[29] Deleuze G, Guattari F _ Qu’est ce que la philosophie ? Minuit, Paris, p 59 ,(1991).
[30] Deleuze G, Guattari F _ Mille plateaux. Ed de Minuit, p187, (1980).
[31] Hendricks Y_ Le jardin aux sentiers qui bifurquent, in Concept, hors série Gilles Deleuze. Editions Sils Maria, p212, (2002).
[32] Mengue P _ Lignes de fuite et devenirs dans le conception deuleuzienne de la littérature, in Concept, Hors série Gilles Deleuze. Ed Sils maria, p 35, (2002).
[33] Mengue P _ Idem, p36.
[34] Mengue P _ Idem, p38.
[35] Deleuze G, Guattari F _ Mille plateaux. Ed de Minuit, p36, (1980).
[36] Deleuze G, Guattari F _ Mille plateaux. Ed de Minuit, p13, (1980).
[37] Deleuze G, Guattari F _ Mille plateaux. Ed de Minuit, p11, (1980).
[38] Deleuze G, Guattari F _ Mille plateaux. Ed de Minuit, p32, (1980).
[39] Mengue P _ Lignes de fuite et devenirs dans la conception deleuzienne de la littérature, in Concept, Hors série Gilles Deleuze. Ed. Sils Maria, p59, (2003).