samedi 3 mai 2008

La Métaphore


« Les mots faisaient primitivement partie de la magie, et de nos jours encore le mot garde beaucoup de sa puissance de jadis. Avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir, et c’est à l’aide de mots que le maître transmet son savoir à ses élèves, qu’un orateur entraîne ses auditeurs et détermine leurs jugements et décisions. Les mots provoquent des émotions et constituent pour les hommes le moyen général de s’influencer réciproquement »[1]. Sigmund Freud


Qu’est ce que la métaphore ?
Eric Bordas au terme d’un itinéraire brillant sur les chemins de la métaphore, pose la question suivante: « peut on parler (ou écrire) sans métaphore ? L’expérience du quotidien ne le laisse pas penser, on l’a vu. L’expérience littéraire non plus. Rare sont les livres entièrement dépourvu de métaphores »[1]. Mais qu’est ce qui se passe au moment de la production d’une métaphore qui la rende à ce point inévitable ? Où se trouve la puissance métaphorique ? Pour répondre à ces questions, tentons tout d’abords de rassembler ce que nous pouvons savoir de la métaphore en littérature.
Différentes définitions tentent d’expliquer ce qu’est une métaphore, ce quelle produit et surtout par quel procédé elle opère un effet. La définition du Littré nous donne cette première entrée en matière : « Procédé qui permet que la signification naturelle d’un mot soit changé en un autre ». Des exemples basiques du dictionnaire en sont par exemple : la lumière de l’esprit, la fleur des ans, brûler de désir. Mais nous ne faisons là qu’entamer la complexité du sujet. Serge Lebovici nous propose, sur cette question de la métaphore, de partir d’une définition de base identique à celle de l’Encyclopédie Universalis (Jean Yves Pouilloux) : « Le terme métaphore appartient, à l’origine, au vocabulaire technique de la rhétorique et désigne une figure de signification par laquelle un mot se trouve recevoir dans une phrase un sens différent de celui qu’il possède dans l’usage courant »[2]. Si l’on souligne que le mot « métaphore » vient du grec « metaphora » qui signifie « transport »_ au sens matériel comme au sens abstrait. Il y à là une notion de déplacement, de mouvement. C’est une notion que l’on va retrouvé impliquée dans la plus part des définitions. On peut alors reprendre Aristote dans la Poétique qui complète nos définitions de départ : « La métaphore est le transport à une chose, d’un nom qui en désigne une autre, transport ou genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre ou de l’espèce à l’espèce, ou d’après le rapport d’analogie »[3]. Ce qui dans une autre traduction rapportée par Lebovici donne : « La métaphore est l’application d’un nom impropre par déplacement, soit du genre à l’espèce, soit de l’espèce à l’espèce, soit selon un rapport d’analogie »[4]. Paul Ricoeur, dans la perspective d’un travail d’une grande acuité sur ce problème de définition de la métaphore, nous initie de manière à peu prés similaire : « La rhétorique de la métaphore prend le mot pour unité de référence. La métaphore, en conséquence, est classée parmi les figures de discours en un seul mot et définie comme trope par ressemblance ; en tant que figure, elle consiste dans un déplacement et dans une extension du sens des mots ; son explication relève d’une théorie de la substitution »[5].
Les formes décrites de la substitution semblent recourir à des principes qui se recoupent comme l’analogie, la ressemblance ou la comparaison. Ainsi, si l’on reprends le cadre défini par Aristote, un déplacement est donc opéré, d’un mot vers un autre en vertu d’une similitude qui met en lien les mots en questions : « La coupe est à Dionysos ce que le bouclier est à Arès » ou encore « L’absence est à l’amour ce que le feu est au vent, il éteint le petit et ranime le grand (Sully Prudhomme cité par Jean Yves Pouilloux) ». Ce rapport de similitude est plus ou moins explicite et peut porter sur des facettes différentes des mots ainsi mis en lien, du genre à l’espèce et de l’espèce au genre par exemple, mais pas seulement. Ce lien peut préexister mais aussi prendre existence à l’occasion même de la mise en métaphore. C’est même le plus souvent le caractère inattendu de la similitude ainsi mise en valeur qui rend toute son efficacité à la métaphore. Mais il peut aussi devenir la base d’une expression commune dont on aurait oublié par l’usage l’opération métaphorique initiale : « Les pieds de la table, être à la tête d’une entreprise». Cette dernière expression pouvant ainsi être dépliée, la tête est au corps ce que le dirigeant est a l’entreprise. Notons ici que l’on parle aussi bien dans le langage courant, de chef d’entreprise et de couvre-chef (ce qui sert à couvrir la tête). Ainsi peut on reconstituer les rapports d’analogie qui lient les différents termes implicites contenus dans cette métaphore. Dans ce dernier cas l’analogie ou élément sur laquelle porte la comparaison implicite est relativement facile à retrouver. La comparaison implicite dont nous parlons aurait donc pu être par exemple : « Cet homme dirige son entreprise comme la tête dirige le corps ». Aristote parle d’ailleurs aussi de la métaphore comme d’une comparaison dont le terme comparatif (comme, ainsi, de même) aurait disparu en même temps qu’un des termes de la comparaison.
Il se peut aussi qu’autant les éléments mis en liens que le trait particulier sur quoi porte l’analogie soit d’une reconstitution plus difficile voir impossible. Ainsi, J Y Pouilloux cite : « « Le pâtre promontoire au chapeau de nuées »(Victor Hugo, dans Les Contemplations), qui reste énigmatique tant qu’on n’a pas reconstituer les éléments intermédiaires : La mer, dont les vagues semblent des mouton, est en quelques sorte surveillée par le cap élevé comme un troupeau par son berger, lequel a la tête dans les hauteurs du ciel ».[6]
En fin de compte il semble que de nombreuses combinaisons soient possibles pour qu’une métaphore soit pertinente. Entre la variabilité possible des termes de l’analogie (noms, adjectifs, verbes etc..) et la variabilité possibles des traits sur lesquels peuvent porter l’analogie (genre, espèce, forme, caractère etc..). Que les différents éléments de l’analogie soient présents ou non (métaphore in absentia ou in praesentia), et que le trait de similitude soit explicite ou pas. La probabilité de telles combinaisons semble incalculable et pousse le raisonnement à ses limites.
La métaphore peut être une réussite dans l’effet qu’elle suscite mais rester opaque à l’interprétation ou du moins nécessiter la remontée d’une chaîne d’analogie plus ou moins aléatoire. Le champ de l’analogie peut ainsi par exemple entrer dans le registre de l’homophonie par exemple. « Ainsi « la porte de l’hôtel sourit terriblement » (Apollinaire), où la chaîne des signifiants absents peut comprendre, par un trajet plus ou moins inconscient, « la porte entrebâillée » à « bâiller » à « sourire », mais aussi selon un registre différent, « sourit », « souris », « rat d’hôtel ». Le degré d’arbitraire tolérable devient alors très difficile à apprécier. C’est ce qu’Aristote nomme « la convenance » ».[7] Notons cette dernière citation nous semble préfigurer une rencontre inévitable avec la psychanalyse au limites d’une réflexion sur la métaphore. D’une chaîne de signifiants absents au trajet plus ou moins inconscient, vers un degré d’arbitraire tolérable difficile à apprécier, le seuil n’est pas loin (l’épaisseur d’une métaphore ?) vers la question de l’interprétation et la théorie de l’association libre qui sont autant de repères clés dans le dispositif de la cure. Nous comblerons que très progressivement tout au long de cette thèse le fossé qui nous permettra de franchir ce seuil.
Dans une conception plus moderne de la rhétorique, les termes s’affinent. On parle alors de correspondance, corrélation, connexion. Mais on introduit dans le même temps, la notion, l’idée, le discours et les différentes manières d’en faire jouer les évocations au travers de « tropes » ou « figures du discours » tel que la métaphore ou la métonymie. Les liens ainsi mis en scène entre les différents termes du trope ne sont plus de simples liens d’analogie mais une relation privilégiées dont l’analogie est un des privilèges possibles. C’est la nature de ce privilège (relation privilégiée) qui détermine alors le type de trope. L’on conserve ainsi la catégorie de la métaphore dans une définition ouverte aux idées mais réduite à l’analogie. Il s’agit de trope par ressemblance :« présenter une idée sous le signe d’une autre idée ne se rattachant à la première par aucun autre liens que celui d’une certaine conformité ou analogie ». Et l’on s’ouvre à d’autre perspectives comme les tropes par correspondance que sont la métonymie (« aller au bureau », « boire un verre ») c’est à dire : « La désignation d’un objet par le nom d’un autre objet, existant séparément mais lié au premier par une relation privilégiée, (la cause pour l’effet, l’instrument pour la cause, le contenant pour le contenu, le lieu pour ce qui s’y tient) »[8]. Nous ne citerons que brièvement la synecdoque ou trope par connexion, que l’on appel aussi métonymie par extension : Croiser le fer, rentrer au foyer. Ici la métaphore s’étoffe donc d’une distinction qui nous semble ne faire que nourrir sa complexité. Le destin de la métaphore et de la métonymie est ainsi scellé dans une appartenance commune aux tropes et une distinction plus précise des liens entre les mots substitués.
Cet affinage de notre réflexion ne permet cependant pas de dépasser le seuil où nous étions rester tout a l’heure. On ne peut qu’entériner cette première conclusion de l’Encyclopaedia Universalis : « tant par l’étendue de son domaine que par l’absence de règles qui la constituent, la métaphore apparaît d’emblée comme un mode d’expression laissant toute liberté à l’imagination, à l’invention »[9]. Cela ne fait que confirmer les limites du cadre Aristotélicien. On pressent la nécessité d’échapper à ce cadre. Peut on, en effet, résumer la métaphore à une simple figure de style substituant un mot pour un autre, alors même que les termes du déplacement se réfèrent a des idées ou notions, véhiculés par des mots d’une grande variété grammaticale ? Peut on se contenter d’un lien d’analogie, là où l’on entrevoit des relations privilégiées, aux visages multiples, entre ses idées ou ces notions véhiculées par les mots ?
Lebovici écrit : « Le métaphorique est marqué on le voit, par le fait qu’il y a interaction entre la spécificité du processus, le mot et la métaphore qui le désigne, et non pas simple substitution. En témoigne le transport qu’elle marque et qui suppose une certaine complicité et qui dépasse de beaucoup la valeur symbolique du terme... »[10]. Pour Lebovici, rejoint en cela par Ricoeur et Pouilloux, la substitution seule est insuffisante à expliquer la puissance métaphorique sans la construction d’un lien entre les mots. Au termes, d’analogie, ressemblance, comparaison, correspondance, corrélation, connexion, Lebovici va donc jusqu'à rajouter celui de complicité. L’intimité des liens entre les mots dans la construction métaphorique est posée de manière radicale. Là encore les définitions réunis jusque là semblent incomplètes et repoussent un peu plus loin la question sur la nature de ce lien, de cette complicité et son processus de création. C’est pourquoi, au final, tous ces auteurs admettent nécessaire d’ouvrir le champ de leurs définitions pour ne pas s’enfermer dans une vision réductrice de la métaphore. Deux perspectives parallèles sont développées. D’une part le dépassement d’une conception de la métaphore comme simple déplacement de mot. Et d’autre part la nécessité d’une sortie progressive des limite spécifiques de la rhétorique. Dans cette perspective Ricoeur va alors épanouir la notion de métaphore au plus loin des limites de la discipline où sa définition prend naissance puis au-delà même de cette discipline. Dans une vision contextuelle de plus en plus large, progressant du mot à la phrase et de la phrase au discours, il traverse sans pour autant en annuler leur pertinence respective les différents champs de la rhétorique, de la sémantique et de l’herméneutique. Les différentes définitions auxquelles on peut ainsi aboutir s’agencent les unes aux autres dans un mouvement de transition qui permet d’articuler les points de vue en fonction de la perspective choisie. Dans cette lecture de « La métaphore vive » notre représentation de la métaphore se développe et s’enrichit de toutes les perspectives développées sans qu’aucune soit moins légitime qu’une autre.
Une premier niveau de transition vient mettre en opposition la première théorie de la substitution d’un simple mot isolé avec une théorie de la mise en tension de tout les mots de la phrase. Ricoeur approche ici la question de l’innovation sémantique et de la création de sens : « Le point de vue sémantique et le point de vue rhétorique ne commencent à se différencier que lorsque la métaphore est replacée dans le cadre de la phrase et traitée comme un cas non plus de dénomination déviante, mais de prédication impertinente »[11]. Ainsi contrairement à un énoncé prévisible, l’énoncé figuré par la métaphore entraîne un ajout ou une limitation de sens. La métaphore permet alors avant tout la modification du contenu sémantique d’un terme plutôt qu’une substitution d’un terme à un autre.
En premier lieu, c’est toute la question du sens des mots dans leur rapport au contexte qui se pose ici. Pour Ricoeur : «la mise en œuvre du langage par la parole des sujets parlants fait apparaître l’ambiguïté de tous les signes ; dans le langage ordinaire, chaque signe recèle un potentiel indéfini de sens ; un simple coup d’œil au dictionnaire révèle une sorte de glissement de proche en proche, d’empiétement sans fin sur le domaine sémantique de tous les autres signes ; parler, c’est instituer un texte qui fonctionne comme contexte pour chaque mots ; le potentiel des mots les plus chargés de sens est ainsi limité et déterminé par le contexte, sans que le reste de la charge de sens soit pour autant aboli ; seule une partie du sens est rendue présente, par l’occultation du reste du sens possible ».[12]
Ainsi du point de vue de la sémantique, aucun mots n’a de sens en lui-même, le sens est ce qui se construit dans un contexte de parole. La première unité du contexte peut être la phrase. Autrement dit si le contexte varie, le sens des mots et par extension celui d’une métaphore, peut varier lui aussi. Mais le contexte s’il peut être celui de la phrase, il est alors aussi celui qui englobe la phrase, c’est à dire le discours, le récit, le poème, le texte dans son ensemble. Le simple rapport d’analogie et de substitution est dépassé de loin par un contexte dont la complexité échappe à une définition trop simpliste. Ainsi certaines expressions ont un sens prégnant à leur contexte d’utilisation. Pour le mot tête on peu citer «il vaut mieux avoir une tête bien faite qu’une tête bien pleine», « ce type est une tête », « Il n’en fait qu’a sa tête », « faire un tête a queue », « être à la tête d’une entreprise », « il lui a coupé la tête », « perdre la tête ». Pour qui est habitué a ces contextes d’utilisations que vont déterminer le reste de la phrase ou du texte, la compréhension est aisée, l’évidence du sens s’impose de lui-même. Pour autant il ne sera pas possible d’ordonner la raison du choix d’un sens plutôt qu’un autre en fonction par exemple d’une hiérarchie dans les degrés d’analogie. Dans un tel cas il n’est donc pas possible d’affirmer la prééminence du sens du mot « tête » hors contexte de la phrase ou du texte.
Ce niveau de réflexion sur l’émergence du sens à partir d’une coexistence plurielles, étoffe alors l’idée de travail de la ressemblance qui n’est certainement plus celui de la simple analogie du mot pour mot. Aristote disait :« Bien métaphoriser, c’est apercevoir le semblable »[13]. Mais il nous faut alors entendre aussi, que : «C’est au travail de ressemblance que doit, en effet, être rapportée l’innovation sémantique par laquelle une proximité inédite entre deux idées est aperçue en dépit de leur distance logique »[14]. La métaphore est alors porteuse d’un rapprochement inattendu entre « distance » et « proximité ». Lieu d’un surprenant passage générateur de sens mais transgresseur d’une « logique » qui rendait jusque là irréductible ce qui diffère et ce qui ressemble. C’est ce jeu des ressemblances ou jeu de la perception du semblable dans le dissemblable qui met en tension les mots dans un rapport sémantique fécond et innovant :
Parlant de la rime poétique, Gilles Deleuze écrit dans « Différence et répétition » : «Quant à la répétition d’un même mot, nous devons la concevoir comme « rime généralisée » ; non pas la rime, comme une répétition réduite. Il y a deux procédé de cette généralisation : ou bien un mot, pris en deux sens, assure une ressemblance ou une identité paradoxales entre ces deux sens. Ou bien, pris en un seul sens, il exerce sur ses voisins une force attractive, leur communique une prodigieuse gravitation, jusqu’à ce qu’un des mots continus prenne le relais et devienne à son tour centre de répétition ».[15] Il nous semble pouvoir trouver ici les ferments dune pensée qui nous permet d’affiner notre parcours réflexif. Du texte au mot, ou du mot au texte la différence naît du semblable dans une intrication complexe qui remet en définition les notions de différence et de ressemblance. Il s’agit là d’une remise en question ou mise en tension général d’une phrase, d’un texte ou d’un contexte d’où surgit une variation de sens qui se communique à un ensemble. Déflagration soudaine qui s’impose au delà d’une rencontre silencieuse. Polyphonie sémantique à deux voix minimum dont ressortira une voix commune douteuse ou surprenante dans ses recombinaisons inattendues. Entre différence et répétition, le doigt est mis sur une altercation secrète dont le résultat, rendu visible, laisse sous silence les différents membres de l’équation ainsi résolue.
J Y pouilloux écrit : « Aussi la métaphore peut elle se concevoir non pas comme un écart par rapport à un sens premier mais au contraire comme la forme même de tout discours : Chaque expression comporte une force métaphorique potentielle (explicite ou non, et cela peut donner lieu à malentendu, l’un des interlocuteur entendant l’énoncé comme une figure et l’autre non, ce qui témoigne bien de la présence simultanée des sens possibles ». Equation silencieuse donc, dont la résolution se mène entre au moins deux interlocuteurs, avec au bout de cette rencontre immédiate la naissance d’un sens commun parfois illusoirement partagé. Partage instantané d’un travail de résolution qui restera donc sous silence à moins d’un lent et patient travail de réflexion.
« Mais une définition aussi large de la métaphore pose problème en ce qu’elle ne distingue pas un usage métaphorique du mot de la simple polysémie. Aussi faut-il préciser que l’un des sens (ou l’une des pensées) simultanément présents dans l’expression est évoqué à travers la présence de l’autre, et donc que la métaphore se caractérise par une certaine interaction des deux pensées l’une par rapport à l’autre. Cette interaction rend tout à fait inutile le recours à l’analogie entre les deux choses en soi, puisque c’est la relation qui seule importe »[16]. Nous voilà aux portes d’une résolution toujours plus subtile qui combine l’émergence du sens métaphorique à une incontournable relation intersubjective. Sans cette dernière, demeurerait insuffisante toute explication « technique » ou « analogique » du pouvoir de la métaphore. Nous sommes plus que jamais face à un mécanisme, invisible mais déterminant, d’une rencontre avec un champ de possibilité sémantique, terre fertile et abstraite que fécondent simultanément les deux partenaires.
Gilles Deleuze écrit :« Les comptes rendus d’histoire de la philosophie doivent représenter une sorte de ralenti, de figeage ou d’immobilisation du texte : non seulement du texte auquel ils se rapportent, mais aussi du texte dans lequel ils s’insèrent. Si bien qu’ils ont une existence double, et, pour double idéal, la pure répétition du texte ancien et du texte actuel l’un dans l’autre. C’est pourquoi nous avons dû parfois intégrer les notes historiques dans notre texte même, pour approcher cette double existence ».[17] Outre le fait d’ouvrir par cette citation une parenthèse sur cette double existence simultanée du passé et de l’actuel dans un discours, nous affinons la perspective d’une potentialité majeure de la métaphore. Celle de trouver dans la transgression de frontières supposéments irréductibles le fondement d’un ordre sémantique novateur surprenant. Il nous semble alors suivre Gilles Deleuze sur la voie de déclarations apparemment paradoxales « Alors la répétition la plus exacte, la plus stricte a pour corrélat le maximum de différence ».[18] Cette réconciliation des extrêmes trouve alors son destin connecté à celui d’une temporalité mixte où passé et présent serait définitivement et nécessairement imbriqué ; condition d’imbrication sine qua non à tout avénement créatif. « Double existence » transgressive des effets réducteurs de la dualité, la métaphore pourrait-elle conjuguer d’un seul mouvement intemporel les différents membres de toute équation duelle ?
Que nous apprennent les écrivains et poètes si ce n’est l’aspect incontournable de la métaphore, « seul moyen d’approcher et de retenir la sensation du réel, c’est à dire l’événement fugitif au cours duquel nous avons eu un instant le sentiment d’être vraiment au cœur des choses »[19]. La métaphore littéraire semble procéder en une abolition des limites catégorielles avec lesquelles nous pensons la répartition des sens. Il s’agit par exemple de l’ouïe, l’odorat, le goût, la vision, le toucher, mais aussi tout autre catégories humainement pensable (avec des mots) telle la kinesthésie ou la coenesthésie (Cf chapître sur le schéma corporel et l’image du corps).
Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseur de bruits et sources de couleurs
Parfums éclos d’une couvée d’aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l’innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.
Paul Eluard, Capitale de la douleur (1926).
La restitution par description métaphorique, est celle d’un moment de perception globale, celle d’un être en situation de percevoir. La puissance globale d’un événement se retrouve alors restituée, dans une instantanéité où la réussite d’une métaphore abrite l’étonnant processus d’une décomposition/recomposition étrange de la quintessence de cette sensation d’être. Description d’une perception au-delà de l’usage habituel des mots, vers une réécriture intime de cette perception dans l’esprit de celui qui reçoit cette description.
Mais au-delà des catégories verbales de la perception, ce sont alors les catégories même de description de la réalité qui s’en trouve potentiellement transgressées en un mariage de sens novateur. « Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu’il avait prés de lui […] était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation » (Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur, cité par J Y Pouilloux).
Il s’agit ici d’une co-création non chronologique, car simultanée, où les processus métaphoriques que nous avons décrit semblent co-existés dans une opération instantanée, échappant a toute mesure temporelle, accomplie par l’émetteur comme par le récepteur du message. « Comme si la métaphore opérait une sorte de raccourci, de court circuit…comme si la métaphore tirait sa vigueur de la brièveté sidérante grâce à laquelle elle parvenait à rejoindre l’événement d’une sensation qui ne se savait pas encore, par la promptitude de l’expression à la révéler à elle-même et à frayer une voie à la connaissance »[20].
Suspension du temps donc, dans un acte créateur, autre moyen de percevoir et de rendre une image du réel perçu, ou création d’un sens non encore aperçu ou à la limite de l’être. En fin de compte nous rejoignons ici un dernier changement de niveau qui articule le point de vue herméneutique au passage de la phrase au discours (Poème, récit, essai, etc..). « Une nouvelle problématique émerge en liaison avec ce nouveau point de vue : elle ne concerne plus la forme de la métaphore en tant que figure du discours focalisée sur le mot ; ni même seulement le sens de la métaphore en tant qu’instauration d’une nouvelle pertinence sémantique ; mais la référence de l’énoncé métaphorique en tant que pouvoir de réécrire la réalité »[21]. Ricoeur justifie ici de ce pouvoir que connaît tout discours d’enraciner le sens qu’il prend, en lui-même, mais aussi dans une réalité extérieure au langage qui le constitue. On ne peut s’empêcher de penser alors à ouvrir ici la définition du contexte où le discours quel qu’il soit s’abreuve, à tous les niveaux de complexité que l’on puisse imaginer de la réalité qui l’entoure. C’est dans cette articulation entre la référence à la réalité, le discours et la possibilité de redécrire le monde extérieur, que Lebovici avec Pouilloux semblent compléter leur définition de la métaphore : « Non seulement c’est un terme courant, mais encore on en est venu à l’utiliser pour caractériser le fonctionnement même du langage, autrement dit la façon dont nous percevons, imaginons et interprétons le monde dans lequel nous vivons »…« Et peut être pourrons nous en retraçant cette étrange évolution, parcourir quelques uns des chemins énigmatiques de notre relation au langage et au monde »[22].
Nous nous arrêterons pour l’instant à ces différents niveaux de définition que nous venons d’aborder. Du mot au discours, d’une figure de style à l’invention d’un autre mode de représentation de la réalité, la plus ouverte de ces définitions étant celle qui «flirt » avec les intrications du langage et du regard actif qu’il donne, porte ou échange avec le monde. Les développements de Lebovici et de Ricoeur mais aussi d’autres auteurs que nous avons fait intervenir ou ferrons intervenir plus tard, poussent l’importance de la métaphore bien plus loin encore. Nous sommes entrés dans une pratique poétique large de la métaphore. Nous avons parler de re-description du réel, mais s’agit il vraiment d’une re-description uniquement circonscrite à l’imaginaire ? Quelles influences cela peut il avoir sur l’évolution des idées, et quels effets de réalité, au quotidien, peut avoir cette réécriture langagière du monde ? Nous ne nous aventurerons que progressivement par les chemins des perspectives ainsi ouvertes.
Armés d’une vision désormais plus large de la métaphore, nous pouvons maintenant interroger son rôle et son importance dans la psychanalyse. Nous pourrons facilement remarquer dans l’étude qui va suivre, combien la métapsychologie freudienne articule en elle-même les différents niveaux de définition présentés par Ricoeur . Il est à noter que la forte interpénétration entre métaphore et métapsychologie, telle que nous allons tenter de la décrire semble bien compléter la volonté de Ricoeur de lier une valeur herméneutique à la métaphore d’une part (« La métaphore vive ») et à la psychanalyse elle même d’autre part (« L’interprétation »).



[1] Bordas E _ Les chemins de la métaphore. PUF, (2003), p 112.
[2] Lebovici S _ Le bébé, le psychanalyste et la métaphore. Odile Jacob, (2002), pp 68-69.
[3] Pouilloux J Y _ Métaphore in Ecyclopaedia Universalis, (1995).
[4] Lebovici S _ Le Bébé, le Psychanalyste et la métaphore. Ed Odile Jacob, (2002), p 71.
[5] Ricoeur P _ La métaphore vive. Point Essais, (1975), p 7.
[6] Pouilloux J Y _ Métaphore in Ecyclopaedia Universalis, (1995).
[7] Pouilloux J Y _ Métaphore in Ecyclopaedia Universalis, (1995).
[8] Pouilloux J Y _ Métaphore in Ecyclopaedia Universalis, (1995).
[9] Pouilloux J Y _ Métaphore in Ecyclopaedia Universalis, (1995).
[10] Lebovici S _ Le Bébé, le Psychanalyste et la métaphore. Ed Odile Jacob, (2002), p 71.
[11] Ricoeur P _ Op.Cit, p 8.
[12] Ricoeur P _ De l’interprétation (1965). Ed du Seuil (2001), p 405.
[13] Ricoeur P _ Op.Cit, p 10.
[14] Ricoeur P _ Op.Cit, p 10.
[15] Deleuze G _ Différence et répétition (1968). PUF, (2000), pp 33-34.
[16] Pouilloux J Y _ Métaphore in Ecyclopaedia Universalis, (1995).
[17] Deleuze G _ Différence et répétition (1968). PUF, (2000), p 5.
[18] Deleuze G _ Différence et répétition (1968). PUF, (2000), p 5.
[19] Pouilloux J Y _ Métaphore in Ecyclopaedia Universalis, (1995).
[20] Pouilloux J Y _ Métaphore in Ecyclopaedia Universalis, (1995).
[21] Ricoeur P _ Op.Cit, p 10.
[22] Lebovici S _ Op.Cit, p 69.

[1] Freud S _ Introduction à la psychanalyse. Petite Bibliothèque Payot, (1969), pp 7-8.