lundi 5 mai 2008

Qu'est ce que la Science?


- Entre science et non science ; la métaphore comme point de rencontre à l’origine du savoir.
« La métaphorisation des phénomènes observés dans certaines disciplines qui se veulent scientifiques fait intervenir le discours pour rapporter ces phénomènes, tout comme le font les psychanalystes. C’est ainsi qu’est posé le problème de l’observation dans les sciences, où l’on sait que l’observateur n’est jamais neutre puisque ses préoccupations personnelles jouent un rôle évident dans la découverte des fait observé ». (Serge Lebovici)[1]
Dans l’étude qui va suivre nous nous permettons d’affirmer des contre vérité du type : « l’existence d’une définition unanime de la science est un a priori voir une croyance », non pas dans le but d’affirmer l’absolu vérité de cette dernière représentation sur toutes les autres, mais plutôt dans l’idée de présenter une alternative de pensée qui puisse faire contre point et permettre d’ouvrir une perspective sur la question de la métaphore dans son rapport à l’élaboration d’un savoir ; perspective qui ne nous semble pas accessible dans le cadre des définitions habituelles de ce qu’est la science.
La problématique du rapport de la psychanalyse à la science soulève bien des difficultés impliquant l’existence de paradoxes qui ne sont pas toujours nettement reconnaissables. Un de ces paradoxe pourrait être, par exemple, que nous ne possédons pas de définition fixe de ce qu’est une science. Si cela est vrai, toute comparaison entre psychanalyse et science présente un caractère relatif à l’idée souvent consensuelle, donc non débattue, que l’on peut s’en faire. Bien que n’espérant pas apporter toutes les réponses, nous allons tenter de poser les jalons d’une alternative de réflexion qui permettrait d’ouvrir le champ des réponses possibles, en dépassant ce premier paradoxe. Nous allons essayer de comprendre quelque chose de l’élaboration et de la transmission de la psychanalyse au travers du développement de la métapsychologie par Freud. Il s’agit là d’une alternative dans la mesure où nous procéderons en faisant taire, du mieux que nous pourrons, la nécessité du recours préalable et habituellement implicite à une définition de la science. En faisant taire cet à priori tacite, nous espérons ainsi mettre à jours une perspective différente du lien de la psychanalyse aux sciences, et ceci indépendamment des perspectives mises en valeurs dans les définitions que la psychanalyse et la science se donnent d’elles même. Notre perspective demeurera bien sûr celle de la métaphore, élargie à un sens large, comme étant un mécanisme fondamental de la construction métapsychologique.
_ Qu’est ce que la science ?
On connaît l’argument de Karl Popper : un énoncé scientifique à d’autant plus de force qu’il permet de définir clairement les procédures qui permettraient de le réfuter, et que cette réfutation ne se produit pas. Or, la psychanalyse est constituée d’un ensemble d’énoncés qui ne sont pas ou à peine, réfutables selon Popper. Donc, toujours selon Popper, la psychanalyse est une représentation du monde qui contient sans doute une part de vérité, mais elle ne peut constituer une science. Un tel argument dont nous ne discuterons pas ici la valeur, est caractéristique de l’enjeu particulier qui tourne autour de la question des fondements scientifiques de la psychanalyse. Au vu de tout ce qui a pu être dit ou écrit à ce sujet, il semblerait que l’avenir du savoir psychanalytique et de sa propagation en dehors du cercle restreint du monde des analystes se jouent presque entièrement sur cette question aussi simple à poser qu’elle est complexe à résoudre : la psychanalyse est elle une science ? Cette question cruciale qui préoccupait déjà Freud en son temps reste plus que jamais d’actualité. Plus que jamais, aussi, sans autre réponse qu’une oscillation perpétuelle entre une position de repli sur la nature herméneutique (à vocation heuristique) de la psychanalyse, et une tentative, toujours en projet, de développement d’une méthodologie conforme aux exigences des canons inductivistes.
Pourtant, dans l’ombre de ce questionnement se dessine une autre figure du doute : pourquoi faut il que la psychanalyse soit une science ? D’où vient qu’il soit inévitable de référer la validité du savoir et de la méthode analytique par rapport à la science. Il s’agit là d’une question qui prend d’autant plus de relief qu’elle met en évidence l’absence de définition réelle de cette norme de référence à laquelle tout savoir semble implicitement devoir allégeance. De même que la nécessité d’être svelte et jeune se passe de toute démonstration, il semble qu’être «scientifique » dans une société occidentale soit une valeur qui ne demande pas a être justifiée, tout le monde sait d’évidence ce que «science » veut dire... Mais la «vérité » de cette évidence devient plus que douteuse quand on mesure le fossé qui sépare les différentes alternatives épistémologiques qui s’affrontent sur ce terrain.
L’épistémologiste Alan Chalmers écrit en introduction de son livre « qu’est ce que la science ?» : « Les développements modernes en philosophie des sciences ont mis le doigt sur les profondes difficultés soulevées par les idées que la science repose sur une base acquise par l’observation et l’expérience, et qu’il existe une procédure d’inférence qui nous permet en toute sécurité d’en tirer des théories scientifiques. Or il n’existe pas la moindre méthode permettant de prouver que les théories scientifiques sont vraies ou même probablement vraies » [2]. Que l’on parle du falsificationnisme avec Popper, des programmes de recherche d’Imre Lakatos, ou encore de l’anarchisme scientifique de Paul Feyerabend, il semble bien qu’une fois l’évidence dépassée il n’existe aucune position unanime. Nous ne développerons pas ici ces diverses théories, mais nous soulignons simplement qu’il est clair que nous ne disposons pas actuellement de définitions stables de ce qu’est une science. Ceci, en dehors, bien sûr, de l’évidence qui rassemble les esprits sur des postulats consensuels ;donc qui ne sont pas sujets à des remises en causes lorsqu’ils sont utilisés. Chalmers conclue dans son ouvrage : « Il est clair, désormais, que je considère qu’il n’existe pas de conception éternelle et universelle de la science ou de la méthode scientifique... » [3]. Comment peut on alors baser une comparaison par rapport à une définition qui ne peut jamais être qu’une réduction de l’acte scientifique à ce qui n’en fait pas l’essence, car cette essence est toujours en débat dans les plus hautes instances de l’épistémologie scientifique ?
Or savoir ce qu’est une science, et si la psychanalyse peut prétendre à ce statut, voilà bien deux débats qui sont totalement imbriqués ; car de la résolution de l’un dépend la résolution de l’autre. Ainsi, en fonction de la définition choisie, les facteurs de comparaisons varient en même temps que les conclusions possibles. C’est pourquoi, par exemple, l’attaque de Popper visant la psychanalyse n’a de sens qu’en référence à une non conformité à la méthodologie falsificationniste ; encore faut il que l’on accepte de subsumer la méthodologie scientifique au point de vue poppérien. Mais nous pourrions tout aussi bien nous référer aux positions de Feyerabend : « Un milieu complexe contenant des développements surprenants et imprévisibles réclame des procédures complexes, et défie une analyse fondée sur des règles établies à l’avance, qui ne tiennent pas compte de conditions historiques toujours changeantes. Bien entendu, il est possible de simplifier le milieu dans lequel travaillent les scientifiques en en simplifiant les principaux acteurs. Mais l’histoire des sciences, après tout, ne consiste pas uniquement dans les faits et les conclusions qu’on en tire. Elle contient aussi des idées, des interprétations antagonistes, des erreurs et ainsi de suite. Nous découvrons même, par des analyses plus serrées, que la science ne connaît pas qu’un seul « fait brut », mais que les « faits » qui entrent dans nos connaissances sont déjà considérées sous un certain angle, et sont par conséquent, essentiellement spéculatifs. Ce point étant acquis, l’histoire de la science sera aussi complexe, chaotique, pleine d’erreurs et divertissante que le seront les idées qu’elle contient ; et ces idées à leur tour seront aussi complexes, chaotiques, pleines d’erreurs et divertissantes que les esprits de ceux qui les auront inventé »’. Ceci suppose que la construction d’une science implique bien plus de complexité, bien plus de chaos, bien plus de facteurs « invisibles » que ne le laissent supposer les définitions claires, rationnelles et cohérentes que la science se donne à elle-même. Feyerabend ne remet pas en cause la valeur de la science, mais plutôt la valeur des justifications qu’elle donne à l’origine de cette valeur. La science se drape dans l’apparente clarté, cohérence et rationalité d’une méthode qui n’est pour Feyerabend qu’une reconstitution rassurante, et dans un à posteriori, destinée à masquer les aspects plus chaotiques, plus anarchistes de la construction du savoir scientifique. Cette justification par la méthode ne tient que par l’acceptation de ceux qui y croient par choix ou par habitude. « La science est beaucoup plus proche du mythe qu’une philosophie scientifique n’est prête à l’admettre. C’est l’une des nombreuses formes de pensée qui ont été développées par l’homme, mais pas forcément la meilleure. La science est indiscrète, bruyante, insolante ; elle n’est essentiellement supérieure qu’aux yeux de ceux qui ont opté pour une certaine idéologie, ou qui l’ont acceptée sans avoir jamais étudié ses avantages et ses limites » [4]. Feyerabend met ainsi en évidence l’existence d’une croyance en la méthode scientifique. Or l‘existence de cette croyance explique l’absence de données objectives sur la construction scientifique du fait de l’absence de questionnement et de remise en cause de cette croyance. Si l’on remet en cause la méthode par laquelle veut se définir la science, alors tout est encore à découvrir de ce qui fait cette science.
C’est dans ce sens, et comme en écho aux préoccupations de Feyerabend, que l’ethnologue et sociologue Bruno Latour écrit : « Nous ne savons presque rien sur la production des sciences dans nos sociétés. Ce n’est pas seulement absurde, c’est aussi dommage. La construction des savoirs crédités est aussi riche, aussi exotique, aussi passionnante que celles des cultures traditionnelles. La façon dont un « fait biologique » se fabrique, devient « objectif » et se met à « dominer la scène » devrait passionner les ethnologues autant sinon plus que les mythes dont ils sont si friands » [5]. Le sociologue confirme les conclusions de l’épistémologiste : nous ne savons pas ce qui fait une science et nous n’avons jamais réellement cherché à le savoir. De cette constatation doivent naître de nouvelles voies de recherche ! Bruno Latour lance alors son propre programme de recherche : « Au lieu d’introduire dès le début, à titre d’évidence première, l’existence d’un abîme entre les façons scientifiques de connaître et les autres, mieux valait obtenir cet abîme, s’il existait, après enquête et seulement une fois que toutes les possibilités d’explication plus simple eussent été épuisées. C’est ainsi que plusieurs d’entre nous, au même moment, passèrent de terrains préscientifiques à des terrains scientifiques et se mirent à étudier les savants en emportant avec eux les questions, les méthodes et les procédés d’enquête de l’ethnographie »[6]. En fait Bruno Latour explique que : « Le projet de l’anthropologie, appliquée aux sciences et aux techniques, était de ne rien croire à priori du Grand Partage... », expression qui « ...permis à beaucoup d’auteurs de résumer la division qu’ils croyaient observer entre esprit scientifique et esprit pré scientifique, division qui recouperait celle entre les sociétés occidentales modernes et les autres sociétés » [7]. D’une certaine manière nous pouvons dire que le Grand Partage est une autre façon de nommer la méthode, c’est à dire cette justification de ce qui sépare ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas. Nous savons déjà que Feyerabend tient cette méthode scientifique pour une croyance ; c’est dans la même veine que Latour conclut : « On s’aperçut vite que le Grand Partage n’était pas une frontière naturelle, n’était même pas une limite conventionnelle et moins encore qu’une ligne imaginaire comme celle des tropiques. Cette ligne Maginot n’était qu’un tabou _ si ce mot peut s’appliquer à la raison » [8].
Avec cette conclusion Latour range le Grand Partage et donc implicitement la méthode scientifique, au rang d’une croyance enracinée dans un fonctionnement inconscient qui lui donne un caractère sacré et indépassable. A ce niveau de notre réflexion nous avons donc postulé que : _ Il n’y a pas de définition unanime de ce qu’est une science _ En fait toute définition reconnue unanime ne saurait être autre chose qu’une reconnaissance consensuelle s’enracinant dans une croyance collective en l’existence d’une méthode scientifique _ Si l’existence de la méthode scientifique n’a pas été remise en cause jusque là c’est justement par ce qu’il s’agit d’une croyance dont la puissance lui donne la valeur d’un tabou.
Il reste donc à transgresser ce tabou pour trouver au delà de la méthode ce que la méthode ne veut pas dire du fonctionnement scientifique. Bruno Latour nous ouvre la voie en étudiant les scientifiques avec les moyens et les méthodes de l’ethnologie. De même Paul Feyerabend met ces connaissances d’historien et de philosophe au service de cette investigation. Si nous acceptons, comme eux, de partir de ces points de vue radicaux alors il faut admettre de chercher ailleurs que dans une méthodologie explicite et reconnue les points de comparaison possibles entre un mode de connaissance et un autre, soit plus particulièrement entre la psychanalyse et la science. Nous ne prétendons pas remettre en cause la valeur de tous les travaux traitants du rapport entre psychanalyse et sciences. La pertinence de ces travaux étant relative à la définition et aux critères implicites et explicites sur lesquels se base la comparaison. Mais nous supposons et suggérons par contre, que la prise de conscience d’une inexistence de fondements méthodologiques absolus, justifiant du pouvoir symbolique de la science, doit nous entraîner dans des directions de recherche alternatives pouvant permettre de dépasser les paradoxes inhérents aux questions : « La psychanalyse est elle une science ? Peut elle, doit elle, pourquoi et comment, obtenir se statut ? y a-t-il une méthodologie « scientifique » de la psychanalyse ? Ces alternatives de recherche dont nous parlons, évacuent donc l’enjeu sous-jacent de telles questions à savoir ; qu’elle est la position relative de la psychanalyse, qu’elle est son mérite, qu’elle est sa valeur, et donc d’une certaine manière quel est son avenir, sur l’échelle d’un savoir indexé à la croyance d’une toute puissante «vérité » de la méthodologie scientifique ? Nous acceptons tout à fait la légitimité du besoin, pour un corps de savoir et les gens qui en dépendent, de se positionner (de se définir une identité), dans l’univers social économique et politique où se confrontent les différents champs de la connaissance. Mais c’est désormais un autre intérêt qui nous anime ; celui de découvrir des aspects plus fondamentaux de ce qui participe à la genèse d’un mode transmissible de connaissance de la réalité. Nous décidons donc de franchir le tabou mis en évidence par Paul Feyerabend et Bruno Latour. C’est dans cette logique de pensée et dans le soucis de présenter une alternative aux comparaisons plus « classique » entre psychanalyse et science que nous allons interroger de nouveau la métapsychologie freudienne. Nous espérons ainsi faire ressortir des caractères qui pourraient autoriser de nouvelles voies de mise en lien, par communauté ou différence, avec l’acte de recherche scientifique en général, biologique en particulier. Ici l’articulation avec notre réflexion foucaldienne prendra tout son sens.


[1] Lebovici S _ Le Bébé, le Psychanalyste et la Métaphore. Ed Odile Jacob, p 109, (2002).
[2] Chalmers A _ Qu’est ce que la science ? Livre de poche, (1987), p 15.
[3] Chalmers A _ Idem, p 267.
[4] Feyerabend P _ Idem, p 12.
[5] Latour B _ Le Grand Partage. Revue du Mauss n°1, p 37.
[6] Latour B _ Idem, p 27.
[7] Latour B _ Idem.
[8] Latour B _ Idem, p 30.