vendredi 2 mai 2008

Le Corps en Psychanalyse


« Lorsque la spécificité du corps de l’angoisse et du plaisir est établie, il n’y a plus à mentionner un « domaine psychique »; la jouissance sexuelle n’a pas le corps comme théâtre seulement occasionnel; la découverte du corps érogène conteste plutôt la pertinence de cette opposition entre psychique et somatique et oblige à penser autrement le rapport du désir représenté au désir actualisé... L’énergétique freudienne et la référence constante à la motilité ou à la motricité ne renvoient pas à un corps physiologique; elles décrivent la pantomime de la jouissance » [1].
Monique David-Ménard

A) L'image du corps.
_ un corps libidinal.
Défiant un abord purement physiologique, le corps en psychanalyse est une mosaïque issue de l’assemblage des expressions symboliques de l’angoisse et du plaisir du sujet. Ce corps que l’on peut aussi nommer corps libidinal se présente comme une alternative à la vision anatomiste. Il s’agit là d’une idée du corps difficile à appréhender sans la prise en compte de l’expérience du transfert hystérique en cure. Mais avant tout cette idée part de la constatation par Freud du caractère atypique des paralysies de l’hystérique. En aucune manière, celles-ci ne respectent les acquis scientifiques de la neuroanatomie. L’hystérique semble perdre l’usage d’un membre ou d’une partie de membre qui devient comme mystérieusement manquante (ou trop présente) alors même qu’aucune atteinte neurologique n’est constatée. Il semble en fait que les zones touchées par la paralysie soient avant tout définies par des limites symboliques. Ce sont là des limites inhérentes à la valeur et au sens commun des mots. Car en quelque sorte l’hystérique prend le corps aux mots. Il en découle une logique inconsciente dont le décours peut être perçu en cure dans le transfert. Ainsi ce qui ne va pas chez Elisabeth Von R est, ce qui ne peut pas marcher, ce qui par une étrange alchimie de la psyché se transforme en une paralysie des jambes. Ce quelque chose qui ne va pas, de refoulé, trouve ainsi son expression symbolique dans le corps. Un tel jeu de mot qui passe au corporel par défaut d’une verbalisation donc d’une venue à la conscience impossible, sème sa trace dans une opération, une transformation, qui fait figure de passe magique si on y porte le regard du physiologiste. Cette opération rendue visible à l’oeil du psychanalyste est appelée conversion et met en jeu le plaisir et le sexuel là où le médical s’étonnait de ne pas y entendre uniquement la douleur que toute atteinte « anormale » du corps est supposée produire. Avec l’acceptation de cette monstruosité conceptuelle freudienne, d’une omniprésence du sexuel dans la constitution et le développement psychique, la notion de corps érogène gagne alors ses galons. Ce corps érogène est pris dans les mailles d’un discours; il est donc aussi en liaison complexe avec le langage. C’est avant tout l’interdit oedipien qui orchestre cette liaison étroite du langage et du corps. C’est de la confrontation avec l’interdit que l’excès de la jouissance sexuelle doit sa transformation en symptômes qui mettent en souffrance ce corps érogène. La pertinence de l’idée d’un corps érogène renvoie à une mise en représentation du désir sur la scène d’un corps qui n’est plus celui de la physiologie mais celui de la jouissance et du fantasme. « La conversion symbolisante n’est certes pas aisée à concevoir, mais elle l’est d’autant moins qu’on dispose pour le faire des catégories du psychique et de l’organique... Ces principes dualistes pourtant présents dans les termes employés (par Freud), deviennent impraticables parce que le corps de l’hystérique pense » [2]. Tout ceci permet d’esquisser et de substituer à l’idée d’un corps simplement organique opposé au psychique, un corps de désir, un corps de plaisir, un corps de pulsion, un corps de fantasme, qui sont comme autant de possibilités de conceptualiser le corps autrement que dans une dualité corps/esprit. Une fois cette base acquise, il est possible de mieux aborder la notion d’image du corps telle que F. Dolto en fait la description.
_ Un corps de relation.
Un des exemples cité par Françoise Dolto dans l’image inconsciente du corps, concerne l’histoire d’un couple d’américains séjournant à Paris laisse deux enfants, un bébé et une petite fille de deux ans et demi à l’hôtel. Cette dernière a vécu toute sa vie aux Etats Unis, dans cette chambre d’hôtel, elle est déracinée, sans repères, sans références. De plus, elle est gardée par une personne parlant mal l’anglais donc, avec qui elle peut difficilement communiquer et qui d’ailleurs, a plus à faire qu’à s’occuper du bébé. Les meubles et les murs de la chambre sont recouverts de miroirs. En deux mois la petite est devenue schizophrène et tombe dans un état régressif où elle perd ses anciens repères, la parole, et ne sait même plus déglutir. La petite fille a régressé à une image du corps antérieure et à une identification au corps découpé. Il s’agit là d’un vécu dramatique de la rencontre avec le miroir. En présence d’une foule, de morceaux d’elle-même, la petite fille s’est perdue dans ces/ses images qu’elle sait ne pas être elle car personne n’est là pour l’accompagner par le dire. Elle a eu un renvoi d’une image sans vie, une relation déshumanisée, ce qui revient en fait à une absence de relation à sa propre image. Il aurait fallu quelqu’un pour meubler cette relation par un dire.
Normalement, le passage du miroir est une épreuve ludique mais nécessaire au développement de l’enfant. La révélation de son image dans le miroir lui permet de réaliser que l’image qu’il a de lui n’est pas suffisante pour les autres. Les autres personnes, ces miroirs de lui, lui renvoyant des déformations (vision d’adulte, de femme, de corps, de taille ou de formes différentes). Le miroir pour la première fois rend compte à l’enfant de sa taille et de sa forme réelle. Pour le petit, s’identifier c’est devenir comme l’autre. Ainsi, l’épreuve du miroir apporte un apaisement car il pourra désormais s’identifier à une image qui ne change pas. L’épreuve, c’est la sensation que l’image que nous avons de nous est insuffisante par rapport à l’image que les autres se font. Il s’agit de faire face à cette rencontre entre ce que l’on pensait être et ce qui est réellement. Cette épreuve est primordiale car l’intégration de l’image du miroir comme étant soi rend alors l’enfant autonome par rapport aux autres. Mais ceci nécessite de rejeter l’ancienne image qui assurait la continuité du corps. Cette image du corps est inconsciente, elle ne se voit pas, n’a pas de forme, on ne peut la percevoir que dans des représentations codées (dessin, modelage).
L’image du corps peut être en danger lors de problèmes au sein de nos relations à l’autre; c’est alors le corps qui nous en parle en somatisant (mal de dos, etc.) ou par des métaphores langagières (j’en ai plein le dos, etc.). Une telle médiation entre corps et langage permet de rendre sa fonction au corps par le biais du mot.
Dans cette logique nous pouvons citer un autre exemple de Mme Dolto : « Une petite fille de cinq ou six ans vient en consultation n’ayant, depuis deux ans, rien saisi avec ses mains... lorsqu’un objet lui est présenté, elle replie ses doigts sur sa main, sa main sur l’avant-bras, lí’avant-bras sur le thorax, de manière que ses mains ne touchent pas l’objet qui s’approche. Cette enfant mange à même les assiettes lorsqu’elle voit un aliment qui lui plait. Je lui tends de la pâte à modeler en lui disant « tu peux la prendre avec ta bouche de main ». Immédiatement, la pâte à modeler est raptée par la main de l’enfant et portée à sa bouche. Elle peut comprendre « ta bouche de main »... mais..., elle ne réagit pas si on lui tend la pâte à modeler. Elle n’aurait pas non plus réagit si j’avais dit « prend la p‚te à modeler dans ta main » ou bien « fais quelque chose avec du modelage » car ce sont des mots qui impliquent une image du corps à un stade plus évolué, qu’elle a perdue. Ces mots, n’étant plus pour elle porteurs d’une référence de l’image du corps au schéma corporel, seraient restés vide de sens » [3]. Françoise Dolto lui a mis, en quelque sorte, une bouche dans sa main car son image du corps était ainsi atteinte, qu’elle touchait comme elle aurait mangé.
Enfin, en dernier exemple, Agnès est une « petite fille nourrie au sein depuis cinq jours, et dont la mère venait d’être hospitalisé... Dans les jours qui ont suivi, le bébé n’a plus rien voulu de ce que son père, resté seul, ou sa tante, présente à la maison depuis la naissance, lui donnaient; ni eau à la cuillère, ni biberon, refus total d’alimentation » [4]. Consultée, Dolto dit au père « Allez a l’hôpital, ramenez la chemise que porte votre femme en faisant en sorte qu’elle garde toute son odeur. Vous la mettez autour du cou du bébé et vous lui présentez le biberon » [5]. Le biberon a tout avalé tout de suite. Il manquait à Agnès l’image d’elle tétant le sein de sa mère. Incapable de se suffire à elle-même, elle n’était pas autonome quant à son image du corps et demeurait donc prisonnière du rapport à l’autre, en l’occurrence à sa mère. Mais ce n’est pas à proprement parler la mère qui manquait, mais le lien avec la sécurité même de l’empreinte maternelle. C’est l’odeur qui a pu restaurer le lien et compléter ainsi limage en tant que rapport à l’autre, pour lui permettre d’agir. On le voit, si l’image du corps (selon Dolto) est un concept difficile à saisir, c’est essentiellement parce que c’est une tentative de saisir l’invisible.
La clé même de ces changements d’état d’une image du corps à une autre est la castration. La castration c’est interdire au moment adéquat une expression du désir dangereux pour l’individu ou pour les autres, mais c’est aussi mener vers une possibilité de plus grand épanouissement. À chaque castration, l’image du corps change. Chacun de ces moments de mutation est vécu par l’entourage dans la joie ou l’angoisse; la joie se traduisant par un soutien de l’enfant, l’angoisse devenant invalidante pour l’enfant qui a besoin de l’adulte pour surpasser sa propre angoisse. L’adulte doit interdire le surplace et autoriser le passage de l’enfant, de ce quelque chose qu’il est vers ce quelque chose qu’il devient; l’adulte doit donner la castration. Mais il est évident que, pour ce faire, le parent doit lui-même avoir vécu correctement sa propre castration.
L’épreuve du miroir est un choc, une perte et une promotion. C’est un moment de mutation dans la modalité du désir. C’est un choc car au départ cette image dans le miroir n’a pas de sens et est vécue comme déstructurante; surpasser l’épreuve c’est redonner du sens. Cette épreuve est à comparer avec le traumatisme lié à une situation intense et soudaine (catastrophe naturelle, crash d’avion, agression, pathologie grave, perte d’un membre etc.). Il y a perte de cohésion de l’individu lorsqu’il ne peut donner de sens à ce qui se passe, son image du corps est mise à mal. Seule la réalisation de ce qui s’est passé offre les repères à un nouvel affrontement où l’image restera stable. Si cette réalisation n’a pas eu lieu, l’image du corps peut être durablement altérée ( perte du contrôle de soi à l’ évocation de l’évènement traumatisant par exemple...). Il peut y avoir lors d’un tel choc une régression à une image du corps antérieur, voire un morcellement. C’est votre image du corps qui est en danger lors de tout mouvement vers quelque chose de nouveau, vers un nouveau système de référence.
Ainsi, nous avons vu que l’image du corps ne se constitue que dans la relation à quelqu’un. Cette image est remaniée par la castration, elle peut être blessée et alors, toucher aussi l’image biologique du corps. L’image du corps peut être choquée si elle n’est pas suffisamment solide et ce choc peut entraîner une régression vers une image archaïque. Cette image ne peut être touchée que dans une relation à l’autre, en l’occurrence lors d’un transfert. C’est pourquoi la restructuration peut être tentée en analyse.
L’image du corps est le pilier central de la théorie de Dolto. Dès le début des années 40 elle en parle et préconise l’usage du dessin et du modelage pour la cure des enfants, mais c’est surtout le « dire » apposé à ses usages qui est important... chez Dolto, il faudra bien faire la distinction entre image du corps et schéma corporel. Elle pose ainsi clairement qu’il n’y a pas de confusions à faire. La première étant une sorte de fantasme des relations érotiques à la mère, elle se construit et n’existe que dans la relation à quelqu’un: « L’image du corps réfère le sujet du désir à son jouir, médiatisé par le langage mémorisé de la communication entre sujet » [6]. Le second est lié et découle d’un processus neurologique d’intégration des sensations corporelles en une totalité cohérente: « Le schéma corporel est une réalité de fait, il est en quelque sorte notre vivre charnel au contact du monde physique. Nos expériences de notre réalité dépendent de l’intégrité de notre organisme, ou de ses lésions transitoires ou indélébiles, neurologiques, musculaires, osseuses, et aussi de nos sensations physiologiques viscérales, circulatoires - on les appelle encore coenesthésiques » [7]. C’est pourquoi, toujours selon Dolto, lorsque l’on parle d’image du corps, on peut travailler sur des représentations qui n’ont rien à voir avec des représentations biologiques réelles. Cette image du corps peut donc se représenter dans une fleur ou un camion de pompier dessiné; c’est ce qui est dans le dessin qui est représentatif.
Certes, le concept d’image du corps est difficile à saisir car Dolto n’en a pas donné de définition vraiment précise. Image du moi à l’intérieur du moi dans un miroir psychique, on ne peut pas la voir, on ne peut pas la représenter, il s‘agit d’une image inconsciente. Le corps dont parle Dolto n’est pas un corps charnel, c’est le corps du désir, des pulsions. Il faut forcer sa pensée pour accepter un tel concept qui ne peut se comprendre à priori et nécessite une certaine capacité d’abstraction. Cette image du corps n’est pas dans la tête, mais dans la relation, dans le tissu de structure qui nous coordonne par rapport au monde. Il n’y a pas d’image inconsciente du corps seule et séparée du reste, elle se façonne et se modèle en même temps que notre position par rapport au monde; en fait, elle est ce rapport au monde.



[1] David Ménard M _ Le corps et la psychanalyse. Encyclopaedia Universalis, (1973), pp 612-614.
[2] David Ménard M _ L’hystérique entre Freud et Lacan. Editions universitaires, (1983), pp 17-18
[3] Dolto F _ L’image inconscient du corps. Seuil, (1984), pp 36-37.
[4] Dolto F _ Idem, pp 66-67.
[5] Dolto F _ Idem†,p 67.
[6] Dolto F _ Idem, p 23.
[7] Dolto F _ Idem, p 18.