vendredi 9 mai 2008

Le Symptôme pris au mots



«Si le symptôme est une métaphore, ce n’est pas une métaphore de le dire, non plus que de dire que le désir de l’homme est une métonymie. Car le symptôme est une métaphore, que l’on veuille ou non se le dire, comme le désir est une métonymie, même si l’hommes s’en gausse »[1].
« Rien ne peut être dit du corps sans cet espace de transport qui est le corps de la métaphore ». (Pierre Fedida)[2]
« La métaphore donne lieu à l’événement du corps dans la parole. Cet événement - inactuel – trouve, en dernier ressort, son sens existentiel qui soustrait le corps à toute dualité abstraite – telle la dualité psycho-somatique ». (Pierre Fedida)[3]


Le symptôme comme interface patient thérapeute.
Transfert/contre transfert, une dynamique indispensable aux remaniement du symptôme. Cf Massud Khan, Searles etc…
En clinique, on peut vouloir ignorer qu’il y a rencontre lorsqu’un patient entre en contact avec un thérapeute. C’est une difficulté d’autant plus rehaussée qu’il s’agit de faire face à cette inquiétante étrangeté à laquelle nous renvoi le miroir trouble du symptôme. Selon ce que l’on veut ou, ce que l’on accepte d’y voir, selon ce que le symptôme représente aux yeux du patient et/ou aux yeux du thérapeute ce nouera une relation thérapeutique d’un type particulier. Avec Foucault nous avons compris que l’information portée par le symptôme ne naît et ne fait pas sens en elle-même, mais bien au travers d’un prisme qui prend sa valeur à l’aune d’une série de facteurs transformants. Selon l’époque, représentations, idées et théories sous-jacentes impriment leurs traces dans la dynamique du regard clinique qui en découle. Tous les facteurs intervenant dans la mise en place de ce prisme agissent de manière instantanée. Cette instantanéité de la transformation pourrait même, si l’on n’y prenait garde, donner l’illusion d’une vérité directement offerte à l’évidence des sens, une vérité en soi et indépendante de ce regard qui l’interprète. Michel Foucault nous a aidé à prendre garde de cette évidence du regard clinique, mais la tentation reste grande de ne focaliser ce regard que sur le symptôme pour lui-même. Se faisant on pourrait très vite de nouveau oublier tous les présupposés que nous nous venions de déplier par la réflexion, au risque de se maintenir à un point de vue objectalisé du symptôme et de son sujet. Ainsi, malgré ses mutations, le regard médical avant Freud à toujours maintenu l’idéal de son objectivité, l’empêchant la plupart du temps de s’apercevoir que le symptôme n’est qu’une partie d’un tout constituant le fonctionnement de l’appareil psychique d’un individu. Il était alors facile d’axer le travail thérapeutique à l’ombre de présupposés réificateurs de l’objet symptôme. Réification pouvant être partagée par le patient d’autant plus facilement que l’on présentera cet objet symptôme à soi même, aux autres et au thérapeute comme la cause objective de tout les maux et dont on essayera de se dessaisir comme d’un objet d’étude extérieur. C’est alors peut être de l’acceptation tacite, entre patient et thérapeute, de jouer la carte du symptôme individualisé comme cause, conséquence et seul but de la thérapie, que peut découler le risque que le symptôme devienne interface de non-communication objectivante entre deux être qui se parlent alors sans entendre le contenu latent de ce qui les met en lien.
Mais ce même symptôme peut aussi, sous l’œil de la psychanalyse, devenir une interface de communication entre deux être qui n’acceptent plus de ne pas voir la scène psychique participante sur laquelle ils interagissent. Ainsi, avec Freud nous entrons dans un ordre de représentation où un premier pan du voile relationnel est levé qui anime cet échange énigmatique et qui dans la relation patient/thérapeute fait du symptôme l’enjeu d’un échange, d’une rencontre. Nous sommes loin ici d’un passage simple d’une vérité de la maladie, offerte à l’observateur médical par le biais de cet informateur « objectif » qu’est le symptôme. Avec Freud donc s’éclaire l’inscriptions et la réactivations dans la relation thérapeutique, d’une dynamique relationnelle intersubjective dont le symptôme est un médiateur. Car n’est ce pas en premier lieu le symptôme qui amène le patient au thérapeute ? N’est ce pas autour du symptôme que se joue en première instance tous les enjeux relationnels qui vont unir patient et thérapeute et ceci, dans le temps de cet espace de rencontre qu’est le moment de la cure ? Mais, derrière le symptôme il y a un sujet à découvrir, ce qui en parallèle pousse à découvrir aussi comment le symptôme est partie intégrante de la subjectivité du sujet.
S’en suit une relation bien étrange qui connaît son départ sur de telles bases. Car ici, le symptôme peut devenir à la fois miroir et masque de la réalité psychique du patient. Il n’est donc jamais autre chose qu’une porte d’entrée sur cette réalité. Une réalité à la fois rendue ouverte à la lecture par le symptôme mais aussi dans le même temps rendue cryptée car il ne se donne plus comme une vérité évidente en soi, mais comme une vérité à découvrir. Nous pourrions ainsi envisager le symptôme, dans un premier temps de sa mise en scène dans l’espace de cure, comme une sorte de communication circulaire de soi à soi, une relation d’objet figé. qui demande à être entendue par l’analyste. Mais le symptôme, bien qu’il demande à être entendu, dans le même temps barre le chemin de ce potentiel échange par un cryptage incompréhensible. Le code de mise en sens du symptôme ne pourra apparaître qu’à la lumière dynamique du partage et de l’échange thérapeutique.
Mais si le symptôme est alors pris comme enjeu dans la relation transférentielle c’est qu’il est la forme déplacée d’un nœud relationnel fondateur de la personnalité de l’individu. C’est par le transfert que le thérapeute, substitut potentiel de cet Autre à qui la relation fait problème et nœud, va entrer dans la dynamique du symptôme. Le but avoué de la cure est alors de réintroduire le symptôme, représentant officiel de l’individu, dans une dynamique relationnelle qui ouvrira le sujet vers une modification de son rapport à lui-même et à l’autre. Toute relation humaine étant ici pensée comme ombre portée des relations originelles à l’Autre initiateur. Grâce au transfert, La rencontre n’implique pas la présence réelle de cet Autre mais sollicite en permanence sa présence symboliquement intériorisée. La dynamique de cette présence/absence toujours en jeu, s’actualise relationnellement dans n’importe quelle mise en contact humain ou plus généralement objectal. Cette relation et sa réactualisation dans le cadre spécifique de la cure est la matière avec laquelle analysant et analysé travaillent. Mais cette notion de transfert pourrait laisser croire à un rapport univalent du porteur de symptôme vers celui supposé capable d’en faire la lecture.
Pourtant aux limites que touchent la rencontre thérapeutique rien n’est moins sûr que cette position certaine du thérapeute par rapport à son patient. Car le thérapeute comme autre être humain n’échappe pas aux aléas de son propre fonctionnement inconscient. Ici la notion de contre transfert vient prendre sa place avec des devenirs théoriques variables selon les auteurs (Cf. M Kahn, H Searles, M Little et l’exposition des cas particuliers… ceux qui confirment ou infirment la règle, en tous les cas qui la mettent à l’épreuve dans ses limites). Mais quelques soient les mésententes sur les implications théoriques de ce terme, il n’en demeure pas moins qu’il oblige à prendre conscience d’une incontournable réalité de la clinique. Même dans cet espace cadré et professionnel de la cure ou de tout type de thérapeutique, c’est bien aussi dans ce qui n’est pas contrôlé, mais potentiellement pensable, que se fonde la vérité de la relation patient thérapeute. Définir ce qui prime dans le contrôlé et le non contrôlé semble impossible bien qu’il reste évident que la partie théorique du travail thérapeutique reste essentielle.
En effet, idéalement, c’est le travail du thérapeute de penser la relation de soin, d’aider a en métaboliser le sens pour le patient et d’orienter ainsi la dynamique relationnelle vers la voie d’un «guérison » du symptôme. Cette guérison nous mène, en fait, vers une intégration signifiante du symptôme c’est à dire vers une meilleur adaptation aux nécessitées de l’équilibre psychique du patient. Mais plus que la simple levée du cryptage dont nous parlions tout à l’heure, nous ne pouvons toujours pas éviter l’idée que l’espace de cure est aussi celui d’un co-décryptage c’est à dire a une co-construction de sens. La notion de contre transfert vient alors compléter la part théorique manquante qui sous tend la dynamique relationnelle entre patient et thérapeute. « Je suis pour ma part, absolument convaincu que la recherche psychanalytique, tant pour la compréhension de la formation de la personnalité humaine que pour le traitement clinique des malades, se développe de manière directement proportionnelle à la capacité qu’a le psychanalyste d’absorber et d’assimiler tout ce qui lui advient dans ce qu’on appelle son contre-transfert à l’égard de ses patients… Dans ce contexte on serait en droit de dire que le développement de la théorie et de la technique psychanalytique dépend intrinsèquement de la double capacité qu’a l’analyste de s’impliquer dans la maladie du patient et de s’en distancer et ce, pour le bénéfice des deux parties en cause. »[4]
La rencontre dans l’échange des mots, entre association libre et interprétation.
Notre étude semble consolider l’idée que l’interface « symptôme » se prend et déprend dans le jeu des mots qui mettent en relation le patient et le thérapeute. Quand le discours, récit, interprétation rencontre la relation intersubjective. Nous invoquons de nouveau avec plaisir Ricoeur qui s’exprime en ces termes :« Le discours de l’inconscient ne devient signifiant que dans le discours de l’analyse qui est interlocution ; c’est dans la cure psychanalytique comme talking cure que devient manifeste tout ce que nous avons pu dire sur le passage du désir au langage par le moyen du renoncement ; constitution du sujet dans la parole et constitution du désir dans l’intersubjectivité sont un seul et même phénomène ; le désir n’entre dans une histoire signifiante d’humanité qu’en tant qu’elle est constituée par la parole adressée à l’autre. En retour, c’est parce que le désir est désir du désir, donc demande, donc constitué par la parole adressée à l’autre, que le dialogue analytique est possible ».[5] Dans de telles affirmations on retrouve l’importance d’une vision dynamique de la relation thérapeutique qui rejoint une vision plus vivante du symptôme. Ici, dans le mouvement permanent de transfert/contre transfert, ce sont aussi deux histoires inconscientes qui se rencontrent et s’interpellent. Patient et thérapeute sont sur une scène partagée qu’ils construisent ensemble dans l’interaction transférentielle. Cet échange se déploie selon des modalités techniques propres à la place spécifique de chacun des participants. La parole est ici le véhicule premier de cet échange où la libre association du patient semble le corollaire naturel du travail d’interprétation du thérapeute. Modalité différentes d’entrée dans la parole qui continuent à marquer la différence des positions entre thérapeute et patient dans le même temps que l’échange ne peut avoir lieu que dans un espace de communauté où ces différents types de récits viennent prendre leur source.
Dans un aller retour permanent de la parole, entre associations du patient et interprétations du thérapeute le décours linéaire de cet échange interroge sa conscience à l’aune de l’immédiateté intemporelle du transfert. Images, représentions et scénarios inconscients du patient sont en latence dans le recit, le discours, l’histoire manifeste qu’il délivre. Cette articulation du manifeste et du latent vient construire son sens dans sa rencontre avec la propre histoire du thérapeute telle qu’elle s’est elle même construite au cours de son parcours analytique. C’est l’existence de cette expérience théorique, clinique et personnelle du professionnel qui donne à cette rencontre une possibilité thérapeutique consciemment menée, et qui dépasse le cadre d’une simple rencontre interpersonelle entre deux histoires consciencte/inconsciente. Récits, discours et histoires du patient viennent donc intérroger les théories, représentations et histoire personnelle du thérapeute. Le produit de cette rencontre permet à l’analyste, des interprétations qui viennent a leur tour intérroger le patient. Les modifications ainsi induite à l’aune de l’équilibre transférentiel viennent alors redynamiser la continuité productive de cet échange réciproque entre parole et écoute.
Le symptôme dans ses aspects polymorphes se prête tout particulièrement à ce type d’échange où toutes sortes de jeux de cache-cache sont possibles. Le symptôme devient vivant et vibrant de toutes ces possibilités de discours qu'il est possible de porter sur lui. On pourrait même s’amuser comme prêter à ce symptôme une subjectivité propre, une volonté indépendante à l’individu, bien que pour autant leur destin reste commun car l’un ne peut pas vivre sans l’autre. En glissant sur cette amorce d’une représentation des multiples rapports possibles du patient avec son symptôme, dans le récit, on comprend que puisse s’écrire ici les devenirs multiples de l’histoire «subjective » de l’individu. On peut, par exemple, arriver à une vision souvent présente dans le discours conscient du patient, du symptôme extériorisés comme une partie greffée, collée, satellite, répétitive, récalcitrante, toujours à faire savoir sa présence là ou l’on voudrait pouvoir l’oublier. La porte du jeu des mots est ici ouverte, et toutes les fictions romancées pourront ici ajouter leur talents pour décrire des versions variées de la réalité psychique du sujet. De la même manière pourrions nous décrire les fictions théoriques qui viendront animées la puissance des interprétations du thérapeute à la croisée de son imaginaire et sa relation transférentielle avec le patient. Le symptôme devient alors espace de jeu ou se rencontre toutes les formes du discours, qu’il soit récit, histoire, roman ou théorie. Sur ce terrain où fictions et réalités jouent avec les mots, s’entremêlent théories conscientes et inconscientes, professionnelles et profanes.
Nous avons parler du jeu, et aussi du désir, aborder dans la citation de Paul Ricoeur. Nous continuerons alors, en parlant de plaisir, à explorer les points de communauté psychique qui rassemble les deux humains en présence. Au travers des modalité de prises de parole techniquement différentes, qui signent la position relative du patient et du thérapeute, on peut donc aussi interroger l’articulation des ressemblance dans lesquels, sur le terrain psychique, se retrouvent patient et thérapeute. La notion d’interprétation, du coté de l’analyste, peut alors être éclairée à l’aune de ce que cela vient jouer par exemple de son propre désir, et pour quoi pas de la notion de plaisir. Dans quelle mesure sur ce terrain du désir et du plaisir le patient vient partager l’espace de cure, bien que passant, par des modalité d’expression différentes. Piera Aulagnier écrit : «Interpréter c’est créer du sens et poser des significations qui n’existent que grâce à cette étrange construction commune et nouvelle qui s’appelle une analyse. Construction qui est le résultat du travail psychique et du travail de pensée des deux partenaires en présence. Pour qu’une tel travail puisse se faire il faut que le déplaisir qu’inévitablement il va comporter s’accompagne aussi de la présence de moments de plaisirs : faute de quoi on ne pourrait l’investir à moins de faire appel à la psychopathologie ou de décider, arbitrairement, que l’analyste n’est pas soumis aux lois qui régissent l’économie psychique de tout sujet »[6].
Pour que cette rencontre se produise, dans le cadre de la psychanalyse freudienne, il faut que la métapsychologie soit porteuse d’une propriété unique en son genre, celle de produire une transformation, via le transfert, sur l’objet même de sa spéculation ; l’inconscient. C’est dans la «vérité » de cette transformation que la théorie peut seule, loin de toute démonstration scientifique, prouver la valeur de ce qu’elle avance. Le registre de cette preuve, tout comme la valeur d’une interprétation ne peut s’entendre qu’à l’aune de ce qu’elle vient déplacer dans l’espace psychique de celui qui la reçoit. Sur cette base, Piera Aulagnier définit l’existence d’un «pacte analytique ». Le patient névrotique qui vient en analyse vient avec une demande qui concerne son symptôme. Aulagnier, plutôt que de symptôme, va préférer le terme de «souffrance névrotique » ce à quoi nous adhérons sans problème. L’idée du patient est alors le plus souvent qu’il pourra tirer de cette rencontre une meilleure connaissance des causes de cette souffrance, connaissance susceptible de réduire ou faire disparaître cette souffrance. L’analyste est alors la personne supposée savoir comment faire pour parvenir à cette connaissance. Pour Aulagnier le pacte passé, pour l’analysé, serait ainsi formulé: « je donne à votre écoute la mise en paroles de la totalité de mes pensée ; vous me donnerez en échange la totalité de ce que vous penserez à partir de mes propres pensées».[7] C’est d’ailleurs bien ce « pacte » qui semble donner une lisibilité première de cette différence initiale qui institue le rapport entre patient et thérapeute. D’un côté le patient demande a être dessaisi de cet incompréhensible écart à lui-même que le symptôme brandi par lui met en forme, dans le don associatif, aux yeux du thérapeute. De l’autre coté le thérapeute, supposé savoir comment réduire ou tout au moins aider a faire jaillir du sens et réduire l’écart, produira cet effet grâce au libre jeu de ses rendus interprétatifs. Dans tous les cas il est un présupposé incontournable que pour supporter l’exigence pénible que l’expérience de l’analyse impose au deux partenaires, le plaisir soit au rendez vous des pensées nouvelles qui naîtront de cette rencontre. Le plaisir est alors le moteur et la contrepartie nécessaire du déplaisir inévitable auquel se soumet analyste et analysé dans la traversée de cette épreuve qu’est l’analyse. « étrange pacte, …., par lequel l’un des partenaires s’engage à parler sa souffrance, son plaisir, ses rêves, son corps, son monde, et l’autre à assurer la présence de son écoute à toute parole prononcée, et à tout silence. Pacte que ni l’un ni l’autre ne pourront jamais ni totalement ni constamment respecter ».[8]
Le travail de pensée est alors la pierre d’achoppement, le point d’articulation qui anime les mots qui font contact entre le patient et son thérapeute. Point commun incontournable pour l’un comme pour l’autre, ce travail de la pensée, peut être décrit par les même théories, celles qui concernent l’individu indistinctement de sa définition culturelle, sociale ou professionnelle. Pour que le monde devienne pensable à cet individu lambda, il lui faut le rendre porteur d’une signification. Cette mise en sens du monde est corrélative à la mise en lien d’un ensemble de perceptions, l’image de chose, avec les images de mot. Le tout est associé en parallèle à un éprouvé affectif qui participe à la construction de la signification consciente en articulation permanente avec la part inconsciente de cette signification. Cette part inconsciente fait référence pour Aulagnier aux représentations phantasmatiques et pictographiques. Cette quête permanente de création de sens, de la mise en signification des émotions induites par le rapport au monde, est naturellement conduite sous la tutelle du principe de plaisir/déplaisir. Le désinvestissement même de ce travail de la pensée marque, un dysfonctionnement symptomatique dans l’équilibre de ce principe qui est aussi principe organisateur de la vie psychique. Il faut noter que le chemin des représentations à la pensée consciente est celui d’une réciprocité où chacune peut induire la modification de l’autre. Réciprocité sans laquelle le travail analytique n’aurait pas de possibilité d’existence.
Entre analyste et analysé les forces libidinales circulent, partout présentes au détour de ces mouvements de pensée qui animent l’espace de cure, entre souffrance et plaisir deux psychés viennent se parler. Le plaisir de l’analyste est celui qu’il prend dans la recomposition continuelle de sa pensée sur la psyché du patient. Expérience incontournable que cette histoire de la cure, dont les différents moments peuvent marquer des productions de pensée riche en surprise, suspens et événements inattendus. Comme autant d’éléments d’un roman en cours dont la co-écriture patient/ thérapeute en rend a chaque pas la lecture, d’autant plus étonnante. C’est cette capacité d’étonnement de la pensée face à sa propre pensée sans cesse remise en travail, en écart par rapport à elle-même, dans son rapport à l’autre, qui vient questionner la capacité pour le thérapeute, d’être analyste. Cette fonction de l’étonnement vient nourrir sa force à l’aune de cette harmonisation permanente qui s’organise autour d’un équilibre entre plaisir et déplaisir. Chez l’analysé, cette fonction trouvera sont versant dans la rencontre des interprétations et l’intégration de leurs effets.
L’inattendu, voilà donc aussi une qualité qui accompagne la force d’une interprétation. Aussi inattendue qu’elle advient la plus part du temps dans le moment d’un relief émotionnel où, dans la mise en actes des mots de l’analysé, vient se dire la manifestation de son désir. Ici, vient revivre dans l’espace transférentiel l’histoire libidinale du sujet. Dans l’écart potentiellement crée, au contact de l’interprétation, entre le sujet et ses représentations passées, va naître l’événement plaisant/déplaisant d’une autre articulation de sens, l’avènement de pensées nouvelles.
L’interprétation n’est donc pas une évidence prévisible et n’a d’efficacité, celle de produire une modification de l’organisation psychique du patient, que lorsqu’elle se produit a point nommé de ce parcours co-créatif entre les deux partenaires, c’est à dire dans un temps de possibilité d’une accession simultanée au plaisir qu’entraîne le processus de l’émergence de la transformation des représentations et de leur sens, corollaire naturel de la rencontre entre le travail de pensée de l’analyste et celui de l’analysé.
Complétant notre réflexion, il faut admettre que le moment de l’interprétation (au sens de l’interprétation « efficace »), s’il a pour référence un moment affectivement polarisé, chez l’analysé, il n’en est pas moins lié aussi à un mouvement affectif de l’analyste. Aulagnier écrit : « L’analyse des motivations qui nous font penser une interprétation et qui nous la font conjointement exprimer montre la place privilégiée qu’occupe aussi bien notre mode d’investir la fonction que nous exerçons et le but qu’elle dit rendre possible que notre relation « momentanée » à ces deux « objets » (le travail analytique et son but), telle qu’elle se présente lorsque s’offre la possibilité d’une interprétation et de sa communication ».[9] Pour que l’analyste puisse prendre plaisir à interpréter sans remettre en cause le projet de sa fonction, c’est à dire tout en maintenant la qualité de son écoute, il lui faut donc déplacer ses motivations libidinales inconscientes dont le conflit le pousse à réagir, dans un surinvestissement momentané de la relation. C’est ce surinvestissement momentané que vient porter l’interprétation. La réussite de l’interprétation est à la mesure d’un suffisamment bon rééquilibrage plaisir déplaisir. Rééquilibrage qui fait suite à une modification de la relation de l’analyste avec l’espace psychique co-créer dans la rencontre avec la parole du sujet analysé. Ce surinvestissement momentané passé à l’acte, si j’ose dire, de l’interprétation, ne peut manquer d’être senti par l’analysé, même s’il en ignore le rouage. Quelque soit alors les modifications ajusté par le patient dans le cadre de son vécu transférentiel il est clair que le rapport psychique que l’analyste entretient avec cette modification est un facteur important qui influe sur sa réussite. Aulagnier écrit a ce propos : « Je pense qu’une interprétation qui ne s’accompagne et qui ne vise aucune modification affective chez l’analyste à moins de chance d’être éfficace ».[10]
L’ensemble du mouvement interprétatif dans son caractère immédiat et inattendu est un événement difficile à saisir d’autant qu’il est pris dans la continuité d’un mouvement d’ensemble dont l’énergie dépensée à le maintenir, peut faire oublier l’importance de ces « micro » événements affectifs, motorisés par le principe plaisir/déplaisir, qui en constituent bel et bien la trajectoire. Ce qui peut se faire oublier n’étant pas l’interprétation ni ses effets, mais le questionnement sur les micro processus qui les animent. Il nous semble pourtant à nous, que ce qui se passe dans ce moment fugace de l’échange interprétatif, porte en lui le paradigme même de la rencontre thérapeutique.
Que fait le Je de cette interprétation ? Idéalement il l’incorpore, c’est à dire qu’il en digère pour en faire sien le sens reconstruit de son devenir possible. Assimilant une version nouvelle de son histoire libidinale passée il en intègre dans le même temps les prémisses d’un autre futur désormais accessible. Un devenir autre s’annonce à lui qui s’infiltre petit à petit dans une transformation progressive de ses énoncés identificatoires. Le Je recompose pour lui-même les conséquences d’une re-définition, autre regard porté/rencontré/échangé dans l’espace transférentiel de la cure, qui donne au présent une signification différente. Une fois ce regard autre accepté, intégrer pour le sien, c’est autant la fiction théorique de l’histoire subjective qui vient a changé autant dans le rapport à soi même que dans le rapport aux autres et au monde qui les baigne. « Pour prendre un exemple, disons que la possibilité donnée au sujet de reconnaître qu’il pu éprouver un sentiment de haine vis à vis du sein maternel et que haïr est une expérience que tout humain a faite, ne peut jamais être comparée à une assertion ponctuelle. Une fois admise, elle implique pour tout sujet la réorganisation de l’ensemble du discours qu’il s’est tenu jusque là sur le licite et l’illicite, sur sa représentation de la fonction maternelle, sur sa théorie des affects permis et des affects interdits, sur ce qu’il pense que ses enfants seraient en droit d’éprouver à son égard et ainsi de suite. Il y aura des réorganisations de cette série d’énoncé par lesquels le sujet conceptualise sa « théorie » de la relation parentale, de l’affect, de sa relations aux autres, théorie qui n’est jamais sans rapport avec ses première théories sexuelles infantiles ».[11]
De la même manière nous pouvons supposer une recomposition chez l’analyste du rapport à son propre discours. Même si la forme la plus directement accessible de cette recomposition pourra passer plus tard, au final, par un enrichissement, un renouvellement ou un bouleversement de la théorie psychanalytique, l’analyste n’aura pas fait au passage l’impasse sur une forme plus subtile de modification de ses propres récits subjectifs, profanes et inconscients. Il nous semble donc, même si cela s’exerce à des degrés différents pour le patient et le thérapeute, qu’il faut accepter dans le processus de la cure, la part singulière de la reconstruction du discours individuel dont les devenirs ne sont pas devinable et maîtrisable à l’avance. Mais il faudra en plus reconnaître que l’efficacité d’une interprétation est le fruit d’un partenariat. Et donc, qu’il vient toujours se doubler dans la part non maîtrisable de ce que l’autre vient apporter à la co-construction du sens dans l’analyse, une part non maîtrisable pour chaque individu, au sein même de ce qui fait sa personnalité. Ceci, qu’il soit patient ou thérapeute. C’est peut être même cette part non maîtrisable commune à l’analyste et à l’analysé qui laisse à cette rencontre dans la cure, la part possible de l’échange. « Ce non-savoir l’analyste doit être capable de l’accepter. Il doit renoncer à infléchir le devenir d’une œuvre laquelle il a collaboré, mais qui ne lui appartient pas ».[12]


[1] Lacan J _ « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in Ecrits (1966). Ed du Seuil, Paris, Coll Le champ freudien, p 528.
[2] Fedida P _ Corps du vide et espace de séance. JP Delarge, (1977), p 15.
[3] Fedida P _ Idem, p 207.
[4] Masud Khan _ Le soi caché (1974). Nrf Ed. Gallimard, Coll. Connaissance de l’inconscient, (1976), p 174.
[5] Ricoeur P _ De l’interprétation. Op.Cit., p 409.
[6] Aulagnier P _ « Le travail de l’interprétation » in Comment l’interprétation vient au psychanalyste, Journées Confrontations 1er et 2 mai 1976. Confrontation, Paris, AubierMontaigne (1977), pp 13-38.
[7] Aulagnier P _ Idem, p18.
[8] Aulagnier P _ Op Cit. p19.
[9] Aulagnier P _ Op.Cit, p25.
[10] Aulagnier P _ Op.Cit, p27.
[11] Aulagnier P _ Op.Cit, p30.
[12] Aulagnier P _ Idem, p31.