dimanche 4 mai 2008

Biologie et Psychanalyse


- Entre biologie et psychanalyse ; la question des liens interdisciplinaires.
« Les limites de la psychanalyse devront finalement être conçues moins comme une frontière en dehors de laquelle il y a d’autres points de vue rivaux ou alliés que comme la ligne imaginaire d’un front de recherche qui sans cesse recule, tandis que les autres points de vue passent de l’extérieur vers l’intérieur de la ligne de partage. Au début Freud est un combattant parmi d’autres ; à la fin, il sera devenu le témoin privilégié du combat total, parce que toutes les oppositions auront été transportée en lui ». (Paul Ricoeur)[1]
La question des liens interdisciplinaires, entre psychanalyse et biologie, pose en problème de fond la question de la transgression des limites. Dans quelle mesure peut-on franchir la frontière entre deux mondes de connaissance sans justifier de ce que l'on importe ou de ce que l'on exporte ? Un certain nombre de travaux contemporains tentent de faire le pont, notamment entre la psychanalyse et la neurobiologie. Certains de ces travaux amènent même à considérer que les avancées scientifiques actuelles de la neurobiologie justifient la nécessité de réformer les modèles freudiens psychanalytiques. Il devient donc urgent de s'interroger sur la légitimité de ces projets de ponts entre psychanalyse et neurobiologie. En effet, la remise en cause des frontières théoriques qui fondent une discipline peut entraîner jusqu'à la disparition des fondements de cette discipline, et par conséquence remettre en cause la discipline elle-même. Pourtant, de la transgression des interdits frontaliers naît la possibilité d'une dynamique créatrice qui peut déformer l'identité de cette discipline sans la détruire. C’est ce qui permettra d'échapper à une autarcie intellectuelle dont la trop grande fixité, le trop grand dogmatisme, peuvent aussi causer sa disparition à long terme. Certes, il est nécessaire, aujourd'hui plus que jamais, de mettre en rapport psychanalyse et biologie. Mais il s'agit d'avoir en référence ces deux disciplines et de pouvoir les penser tout en prenant la mesure de leur hétérogénéité. Est-il donc possible de concilier une frontière marquée, qui est la base d'existence d'un savoir formalisé et qui en signe les spécificités, avec la nécessité d'échanges qu'implique l'évolution de ce savoir ?
Les produits de ces échanges sont des hypothèses, des théories, idées et découvertes dont le véhicule principal est le mot. Ainsi le premier de ces échanges est langagier. Mais les mots sont trompeurs et, riches de leur polysémie, peuvent induire bien des erreurs de traduction. Il est alors important de vérifier que les transferts de vocabulaire, d'un champ a l'autre, ne soient pas seulement de simples transpositions lexicales qui nourriraient l'illusion d'une identité des concepts. Les exemples en sont nombreux, comme le concept du soi et du non soi que l'on retrouve à la fois en psychanalyse et en immunologie. C'est aussi le cas des notions de pulsion, d'inconscient, et de rêve qui sont devenues des objets d'étude des neurosciences. Est-il donc pertinent de continuer une traduction qui peut paraître impossible? Traduire, c'est-à-dire, encore une fois, de vouloir franchir la frontière interdisciplinaire. Respecter l'hétérogénéité de chaque discipline est une condition du respect de son identité. Mais il est aussi important de pouvoir convoquer certains objets théoriques extérieurs susceptibles d'accroître et de transformer les représentations qui servent à penser son propre champ de recherche. Les ponts métaphoriques sont un moyen de réunir ces deux nécessités.
_ Importance des frontières interdisciplinaires.
La frontière théorique d'une discipline, c’est-à-dire à la fois l’origine, les moyens et les buts de ses objets de recherche, est en fait ce qui délimite le domaine d'exercice, d'exploration et d'autorité de cette discipline. En effet, que serait un savoir, quelle serait sa spécificité, sans un champ d'investigation convenablement balisé par ses outils, ses méthodes et ses objets de recherche? Cette frontière théorique est donc aussi ce qui délimite, et par-là même définit, la discipline en question. On peut dire que l'essence même d’une discipline s'origine dans ses limites conceptuelles et dans les moyens dont elle dispose pour les explorer. En fait, la frontière théorique, par sa fonction de définition, forme, façonne et donc participe à créer l’identité d’une discipline. Porter atteinte à l'intégrité de cette frontière, sans la contre partie d'un apport théorique d'importance au moins égale à la perte, reviendrait à invalider cette discipline ou à tenter une intégration forcée.
Mais une frontière est aussi un lieu de séparation entre deux entités. En ce qui nous concerne, ces deux entités sont deux modes différents de connaissance (la psychanalyse et la biologie). Plutôt que de séparation, il serait d'ailleurs plus pertinent de parler de différenciation. En effet la frontière dont nous parlons maintenant, est celle qui résulte de la confrontation des deux frontières théoriques respectives de nos deux disciplines. En fait, il s'agit là d'un lieu de mise en rapport des concepts théoriques que sont les objets de recherche, concepts qui fondent et nourrissent l'élan de recherche de chacun de ces deux savoirs. Cette frontière, en ce qu'elle marque la différence entre ces deux mondes, souligne l’hétérogénéité et signe la spécificité de chacun. Du respect de cette frontière-là dépend aussi le respect de la spécificité et donc de l’identité historico - intellectuelle de la psychanalyse d'une part et de la biologie d'autre part.
Pourtant, cette frontière entre psychanalyse et biologie est aussi un lieu de contact, et donc forcément un lieu potentiel de communication. Vouloir empêcher totalement cette communication reviendrait a rigidifier cette frontière, c'est-à-dire aussi a dogmatiser les objets théoriques de l'une ou de l'autre de ces deux disciplines, voire les deux. Or, on peut douter de la viabilité a long terme d'une autarcie intellectuelle, peut importe son domaine d'exercice. Il n'existe pas de structure, quelle qu'elle soit, qui puisse survivre sans apprendre a interagir avec l'extérieur. La psychanalyse comme la biologie, qu'elles le veuillent ou non, ont donc a apprendre a composer avec cet autre de la connaissance. Plus une discipline est sollicitée par des objets qui se modifient dans les disciplines avoisinantes, et plus il y a de chances de faire communiquer la psychanalyse avec de tels objets. Ceci n'implique pas nécessairement d'avoir la compétence pour parler de ces objets. Car plus on va loin a l'extérieur de sa propre spécialité, plus on a de chance d'enrichir cette spécialité. Dans la mesure, bien sur, où l’on arrive consciemment ou non à respecter certaines modalité de passage…
_ La métaphore comme moyen de passage de cette frontière.
Pour éviter de penser en rond et pour s'autoriser une évolution possible, psychanalyse et biologie doivent, chacune dans leur domaine respectif, trouver le moyen de prendre connaissance puis d'intégrer, dans une perspective propre à chacune, les apports et les découvertes conceptuelles de l'autre. Et ceci, tout en gardant à l'esprit l'hétérogénéité de ces disciplines. Il faut donc que la frontière interdisciplinaire ait pour propriété une certaine perméabilité, une certaine capacité a laisser entrer et sortir les "informations". Mieux, il faut que cette frontière permette, lors de son passage, la transformation des concepts étrangers en éléments théoriques assimilables. De manière à pouvoir répondre aux projets et nécessités propres à la discipline d'accueil. Le passage de cette frontière nécessite donc une modification de fond du concept pour être applicable aux objets spécifiques de la psychanalyse ou de la biologie. Il faut alors noter que ce changement de fond n'implique pas nécessairement de changement de forme. En l'occurrence les mots rêve, inconscient ou pulsion, restent les mêmes, bien qu'ils correspondent à des réalités différentes selon qu'ils soient appliqués à la psychanalyse ou à la biologie. Cette transformation d'objet implique un mécanisme dynamique que l'on retrouve dans le travail de métaphorisation. Quoi de mieux, en effet, pour franchir la frontière entre deux champs théoriques, que l'usage d'un pont métaphorique ? La métaphore a les qualités requises pour les importations de concepts d'un champ a l'autre. Ces importations respecteront l'hétérogénéité de ces champs, de ce respect pourra découler une chance de « réussite ».
_ La métaphore participe au dynamisme des concepts psychanalytique ; impasses liées à la méconnaissance de ce dynamisme métaphorique.
En effet, Freud n'a dans les faits jamais directement utilisé des concepts biologiques pour expliquer la psychanalyse. Les concepts biologiques sont mis en «fictionnement » plutôt qu'en fonctionnement dans la spéculation métapsychologique. Ils reçoivent un régime métaphorique qui n'est plus le régime du concept. La mutation est si importante qu'il est difficile de reconnaître l'origine biologique de ces concepts dans la métapsychologie. Or, si on ne prend pas garde à ce phénomène, on risque de se laisser dépasser par des effets d'illusion terminologique. C'est aussi pour cette raison que les comparaisons sur le rêve en neurobiologie et le rêve en psychanalyse ont souvent mené à des impasses.
La métaphore est en soi un mécanisme, et même plutôt un dynamisme, dont les ressorts sont invisibles dans l’immédiateté de son ressenti. On ne suppose son travail qu'en observant ses effets, c'est-à-dire les avancées théoriques et pratiques que va permettre le concept ainsi transposé. Or nous soutenons que c’est ce même procédé qui est sous-jacent à l'élaboration de la psychanalyse. Le principe d'une dynamique invisible que l'on ne peut connaître que par ses effets indirects est au cœur de la conceptualisation psychanalytique. Les objets de la psychanalyse sont virtuels et n'existent que dans leur possible métaphorisation.
En effet, la psychanalyse trouve sa spécificité théorique du fait qu’elle se base sur des observations de nature psychologique. Or on observe le psychologique avant tout dans le langage. La psychanalyse, contrairement à la biologie, n'observe ni le cerveau, ni le fonctionnement hormonal et ni même le rêve dans son déroulement. On ne va donc pas, en psychanalyse, considérer ce qui est de l'ordre des désirs, des conflits, des angoisses comme des objets qui demandent une explication. Ainsi, la réification des objets observés par la psychanalyse mène à une impasse car l'on se contente alors de donner un contenu substantiel à ce qui est observé. Faire alors un pont entre ces objets de la psychanalyse et la réification qu’en font les sciences neurobiologiques a mené à de nombreux échecs. C'est ce qui se passe lorsque l'on glisse de la proposition "nous faisons l'hypothèse de l'inconscient pour rendre compte d'un certains nombre de phénomènes de la vie psychique" à la proposition "son inconscient a décidé que".
Freud dit lui-même de la pulsion que "si elle n’était pas attachée à une représentation, ou n’apparaissait pas sous forme d’état affectif, nous ne pourrions rien savoir d'elle" [2]. Il définit que la pulsion en tant que telle est hors d'atteinte, définitivement, par principe, de l'approche analytique. A l’exception de ses manifestations, soit sous forme de représentation, soit sous forme d'affect. On a donc affaire, en ce qui concerne la pulsion, à un invisible intrinsèquement hypothétique, donc le résultat d'une expérience empirique. Il en va de même inséparablement pour la notion d'inconscient. Ainsi, vouloir donner un contenu à quelque chose qui est hypothétique entraîne forcement des problèmes.
La particularité de la psychanalyse est donc qu'elle naît de la découverte d'un objet qu'elle se donne, et qu'elle constitue, alors qu'elle définit simultanément, précisément, qu'il est en tant que tel hors d'atteinte. Freud exprime : « La théorie des pulsion est, pour ainsi dire notre mythologie »[3]. Il n'y a pas de position épistémologique équivalente dans le champ des sciences contemporaines. C'est pourquoi le concept de pulsion étant un être fictif, les recherches sur la localisation du centre des pulsions n'ont jamais abouti. Les essais de validation neurobiologique de la notion de pulsion faisaient l'erreur de considérer ces pulsions comme des objets réels pouvant être localisés, dans le système cortical ou sous cortical par exemple. De même, aucun des nombreux travaux qui ont été publiés au XXême siècle sur le sommeil et le rêve n'a supprimé, ni même réduit cette hétérogenéité entre l’événement vécu et le son relevé physiologique. La connexion reste donc théorique entre le rêve tel que peut avoir à le connaître le rêveur lui-même, plus exactement le dormeur qui se souvient avoir rêvé, et les mesures du physiologiste qui, du dehors, procède à des expériences d'enregistrement des phases et des caractéristiques du sommeil paradoxal.
_ La métaphore, comme constitutive de la psychanalyse, ouvre une voie logique de communication avec la biologie.
Si la dynamique métaphorique est partie intégrante de la pensée psychanalytique, il n'est alors pas étonnant quelle puisse ainsi s'approprier les objets conceptuels extérieurs à son champ par le biais même de la métaphore. En fait, on ne peut lui en faire le procès, dans la mesure où il s'agit là de son fonctionnement princeps. C’est aussi pourquoi toute tentative de réification directe des objets de la psychanalyse est sujet à caution, car cela revient à méconnaître la nature métaphorique de ces derniers. Ainsi, l’enrichissement théorique de la psychanalyse par la biologie, et réciproquement, n’a de sens que si l’on sait que la pulsion, l’inconscient et le rêve, objets virtuels de la psychanalyse, ne sont pas nécessairement la pulsion, l'inconscient et le rêve, objets "réels" de la biologie. La valeur heuristique de telles transpositions ne peut provenir que de la dynamique métaphorique qui permet le passage de la frontière interdisciplinaire dans un sens ou dans l'autre. Notons, à ce propos, que, bien que Freud soit biologiste d’origine, la biologie de Freud n’a aucun intérêt pour expliciter les objets de recherche biologique actuels. Les recherches de Freud, sur les nerfs notamment, ne sont plus d'actualité et ont un intérêt uniquement historique. D'ailleurs, l'un des problèmes que pose l’œuvre de Freud du côté de la biologie, mais aussi de l'anthropologie et de la linguistique, est que les informations sur lesquelles Freud table, sont partielles, limitées et reconnues dépassées. Alors que le modèle qui en émane pourtant, continue à garder sa pertinence chaque fois qu’on le maintient dans le champ freudien. Ceci se comprend désormais d'autant mieux que l’on a pris en compte l’usage de la métaphore comme pilier de l’élaboration de la psychanalyse.
Un doute pourtant nous assaille, se peut-il que se travail métaphorique soit l’apanache de la psychanalyse ? Au point que les glissements de mots et de concepts ne soient possibles que dans un sens ? On sait ce que la psychanalyse doit à son regard pluridisciplinaire. Pourquoi donc la réciproque semble si difficile a mettre en place, pourquoi la biologie par exemple, bien qu’elle s’y essaye, ne peut s’emparer aussi aisément des objets de la psychanalyse ? Se pourrait-il que cette difficulté s’apparente à une « résistance » ? C’est en tous les cas ce que semble insinuer Michel de Certeau lorsqu’il écrit, en parlant des rapports entre histoire et psychanalyse : « La fiction est enfin accusée de ne pas être un discours univoque, autrement dit de manquer de « propreté » scientifique. Elle joue en effet sur une stratification de sens, elle raconte une chose pour en dire une autre, elle se trace dans un langage dont elle tire indéfiniment, des effets de sens qui ne peuvent être ni circonscrits ni contrôlés. A la différence de ce qui se passe dans une langue artificielle, en principe univoque, elle n’a pas de lieu propre. Elle est « métaphorique ». Elle se meut, insaisissable, dans le champ de l‘autre. Le savoir ne s’y trouve pas en lieu sûr, et son effort consiste à l’analyser de manière à la réduire ou traduire en éléments stables et combinables. De ce point de vue, la fiction lèse une règle de scientificité. C’est la sorcière que le savoir travail à fixer et classer, en l’exorcisant dans ses laboratoires. Elle n’est plus marquée par le signe du faux, de l’irréel ou de l’artefact. Elle désigne une dérive sémantique. C’est la sirène dont l’historien doit se défendre, tel Ulysse attaché à son mât ».[4] Une telle résistance ne peut qu’attiser notre curiosité ; de quel « refoulé » voudrait-on ici éviter le retour ? Peut être tout simplement que le processus métaphorique n’est justement pas aussi spécifiquement métapsychologique. Ainsi, Evelyn Fox Keller écrit dans son livre intitulé « Le rôle des métaphores dans les progrès de la biologie » : «Comme l’atteste l’omniprésence des métaphores, la distinction classique entre sens littéral et sens métaphorique n’est guère plus soutenable dans le langage scientifique que dans le langage ordinaire ». (Cité par Serge Lebovici, Le Bébé, le Psychanalyste et la Métaphore, p 82). En partant de ces dernières réflexions sur le lien privilégie qui uni la psychanalyse et d’autres discipline comme l’histoire ou la biologie, il nous semble avoir entamer la mise à nu d’une originalité commune aux différentes disciplines. Intrigant point de communauté ! La frontière interdisciplinaire, en tant que lieu de transformation métaphorique, est un lieu de passage, mais aussi de résistance à la métaphore. Peut être même que cette notion de frontière, en tant qu’elle contient en elle même la notion de passage et de résistance au passage, est elle-même la métaphore de cette transformation. Transformation qui par elle même, à son tour, opère comme générateur d’une séparation en même temps qu’elle institue un espace de communication possible. Zone d’équilibrage permanente, donc, entre ce qui identifie et ce qui différencie deux disciplines, la métaphore devient l’arbitre des échanges en même temps qu’elle fait exister par la mise en possibilité de ces échange l’existence des parti en présence. Il n'en faudrait pas plus pour dire que ce qui sépare la psychanalyse de la biologie a l’épaisseur non mesurable d’une métaphore. Cette dynamique de la métaphore, fondatrice et toujours actuelle, connaîtrait elle le destin, en tout ou partie, d’un refoulement variable selon la discipline où il tente de faire valoir ses droits ? Intrigante énigme d’une disparition qui va nous mener a chercher plus loin la trace de la métaphore dans le rapport trouble qu’entretien la psychanalyse avec le modèle de savoir dominant que constitue la science, et dont fait partie la biologie.


[1] Ricoeur P _ De l’interprétation (1965). Du Seuil, Point, Essais, p 70, (2001).
[2] Freud S _ « L’inconscient » in Métapsychologie. Folio Essais, Gallimard, (1968), p 82.
[3] Freud S _ Nouvelles conférences (1933). Essais, Folio, (1996), p .
[4] De Certeau M _ Histoire et Psychanalyse, entre science et fiction (1986). Folio, Histoire, p 56, (2002).