mardi 13 mai 2008

La Clinique au bord du gouffre

Le langage au bord du gouffre

Psychose et autres cas particuliers de certains états limites décrits par des auteurs comme Searles, Mac Dougall, Little, Khan et consorts, obligent à une remise en question du cadre classique de la psychanalyse des névroses. Dans une première approche, la difficulté majeure avec le psychotique est que la nécessaire fluidité de cet invisible équilibre entre fiction et réalité, nécessaire à ce que l’espace de cure puisse « devenir », vient plus loin se placer, dans un écart beaucoup plus difficile à réduire, entre réalité et délire. Plus difficile, dis je, en première lecture, et pourtant c’est aussi le lieu d’une rencontre encore beaucoup plus saisissante avec cette fameuse inquiétante étrangeté qui laisse présupposer, dans cette confrontation avec la radicale différence du psychotique, l’existence d’un maximum de ressemblance avec le névrosé. Ici Monique David-Ménard parle d’une “ rencontre avec un impossible ” qui place l ‘analyste dans les parages de “ l’impensable ”, près de “ l’inaudible et de l’informe ”. Dans cette rencontre avec le patient psychotique, vient donc bien se caler la forme la plus énigmatique de la rencontre. Pour autant il s’agit bien aussi de l’entrecroisement troublant d’une ressemblance ultime avec la plus angoissante des extériorités. Cette rencontre dénoue ces enjeux dans la création même du langage au travers duquel l’identité de chacun des participant, patient et thérapeute, vient se mettre en parole. Ici, une seule terre mais deux continents qui s’entrechoquent, et vont pourtant devoir apprendre à s’entendre. Formes diverses, des conditions de l’identité dans sa construction et sa déconstruction, les mots et la langue subissent, dans cette rencontre le poids des territoires et donc aussi des déterritorialisations. Car l’enjeu de cette cure est plutôt d’accepter les conditions diverses, pour la patiente et pour l’analyste, de l’accès au langage.[1] L’individu vient se dire, entre la rationalité des définitions communément partagées, acceptées, et les définitions singulières qui ne trouvent pas d’autre public que soi même. Ici, pour se dire, les mots peuvent être tordus dans des formes les plus littéraires mais aussi les plus invivables qui soient. Ainsi, une patiente psychotique dit un jour à Monique David Ménard: Je crois que je ne vais plus venir, quand je suis ici les mots deviennent solides, je vois des mots en tas sur le mur et au bord des mots, quelqu’un tombe dans le vide. Je ne parle que de catastrophes. Nous sommes là aux limites de la langue où le sens s’étire à l’extrême jusqu’à ce que la quintessence même de sa présence, celle du fil acéré d’un rasoir sur la tranche duquel un équilibre précaire pourrait basculer dans le gouffre de l’absence, en devienne le lieu privilégié d’une rencontre dont la possibilité est tout aussi intimement équilibrée par son impossibilité. Entre équilibres précaires de la présence/absence et du possible/impossible il nous semble alors que s’apposent deux positions particulières face aux aliénations du langage. Il y a celle de Deleuze, qui cherche son salut, sa liberté, au-delà de cette prison d’un être soi même sans possibilité d’y échapper. Dans ce cas, c’est la fixité des normes, des définitions et des limites portées par le langage, qui limitent autant la pensée que son écriture et l’identité qu’elle reflète. C’est alors la fixité, normativité statique et unidimensionnelle qui rend malade de ne pas pouvoir devenir plus libre et de s’en ressentir mieux dans son être. A cette aliénation névrotique viennent faire le pendant, en miroir, les lignes de fuite démultipliées du délire psychotique et l’impossibilité de s’en échapper par des retours fréquents sur la base d’une normativité intimement acquise et partagée avec les autres. Ne serait ce pas ici l’acquisition de cette norme aliénante pour Deleuze qui serait pour le psychotique le Graal libérateur ? Aliénation donc de pouvoir, sans limites cette fois, devenir autre, mouche, Jésus Christ ou extra terrestre, partie de maman ou de papa, corps liquide ou morcelé (sans organes ou trop plein d’organe?) sans jamais pouvoir être soi même parmi les autres. Entre ces deux extrémités particulières du langage, ce sont aussi deux rapports possibles a la liberté qui se rencontrent, chacune de ces positions ne porte-t-elle pas alors la solution recherchée par l’autre ? Inscription radicale d’un maximum de différence qui vient trouver son point de rencontre dans une théorie rhizomatique de la pensée. Ici le modèle de pensée devient identique unifiant la psychose et la névrose mais dans des positions de départ différents. Dans un résumé simpliste et de premier jet, l’on pourrait considérer que le névrotique est celui qui, sur la base acquise d’une normativité du langage construit sa liberté dans ses tentatives d’échappement à la norme, alors que le psychotique développerait ses tentatives de désaliénation en encrant ses lignes de fuites dans le socle d’une norme commune. Position en miroir où la déclinaison des théorèmes deleuziens permettrait de décliner, face au langage, la psychose comme le revers de la névrose et non plus sa forme primaire arriérée, originaire sous développée. Ici le thérapeute serait alors celui qui serait capable de se tenir au point particulier de la rencontre où chacun, miroir de l’autre, renverrait en image inversée, cette étrange ressemblance qui fait le lien entre deux être que tout sépare apparemment. Sur un point nodal en effet le psychotique et nous même nous retrouvons dans un rapport de stricte réciprocité : l’absence d’un présupposé partagé lui rend notre discours aussi discutable, questionnable, et privé de tout pouvoir de certitude que peut l’être le sien pour notre écoute. Deux discours se rencontrent et chacun se révèle à l’autre comme le lieu où surgit une réponse pour laquelle aucune instance tierce ne vient plus assurer le bien fondé, lieu où tout énoncé peut être requestionné radicalement, où aucune évidence n’est plus assurée de garder ce statut pour l’autre psyché ”.[2] Ici la rencontre est rencontre car il y a symétrie du rapport au langage dans l’universalité d’un procédé (la métaphore). Est thérapeute, celui qui sait ce placer à cette croisée des chemins, ce carrefour des devenirs, et qui sait en revenir changé sans s’y être définitivement perdu à son tour, sans être plongé dans le délire et la folie d’une radicale différence, celle d’un devenir autre absolue, sans retour possible vers un devenir soi même autrement. La psychose met en cause ce patrimoine commun de certitudes, dépôt précieux qui s’est sédimenté dans une première phase de notre vie psychique et dont nous réalisons tout à coup qu’il est la condition nécessaire à ce que nos questions fassent sens à nos propres oreilles et ne nous projettent pas dans les vertiges du vide ”.[3] Est thérapeute, alors celui qui sait ce tenir prés de l’informe et de l‘inaudible, au bord du gouffre sans y tomber. C’est alors de devenir psychotique au sens deleuzien du terme, qui peut lui permettre de se tenir en ce lieu étonnant de la rencontre et du langage. Dans un aller retour permanent et continu à une vitesse infinie qui en permet la stabilité stationnaire, entre ce qu’il est, par les différents récits qui le parle et le fondent, et ce qu’il pourrait être que lui renvoi son patient. C’est ce qui échappe au thérapeute dans cette articulation des devenirs, articulation du connu et de l’inconnu qui détermine les formes mouvantes et multiples de l’être, que viendra émerger la force vive d’une métaphore thérapeutiquement transformante.
Ici, nous semble trouver un début de résolution au problème posé par Piera Aulagnier : Existe donc un avant qui nous oblige à tenter de résoudre le paradoxe consistant à penser, en prenant appui sur notre relation au savoir, ce qui ne serait pensable qu’en modifiant cette relation. Démarche nécessaire si on veut tenter de reconstruire le modèle d’une étape préexistante dans laquelle était par définition non pensable la relation Je-discours, faute de la constitution de l’instance Je et faute de l’acquisition par la psyché du maniement du langage ”.[4] Sorti d’un avant ou d’un après, c’est à dire dans le cadre d’un temps métaphoriquement pluriel, l’étape non pensable de la relation Je discours devient étape omniprésente et point commun à chaque devenir. Il n’est plus à circonscrire comme une régression mais comme la prise en compte d’un aller retour naturel dont la méthodologie deuleuzienne nous aide à intégrer l’existence. Ici s’affine la sortie d’un paradoxe qui n’en est pas un si l’on accepte un temps qui existe en fonction du va et vient mouvant de ses définitions et non plus d’un retour improbable au passé figé dans le cadre du temps linéaire d’un avant et d’un après qui soient juxtaposés par une suite de conséquences causales par essence non modifiables. C’est alors dans le dépassement de « l’incohérente » hétérochronie freudienne, que Deleuze nous offre cette porte de sortie pour affronter cet impossible rapport à la psychose qu’à décrit Aulagnier dans ses mots à lui. Confronté à la psychose, nous avons découvert, non pas simplement que le modèle de Freud laissait sans réponse une partie de ces questions, mais, fait plus décisif pour notre démarche, que l’application de ce modèle à la réponse que ce discours suscitait en nous même laissait hors champ une partie de notre éprouvé ”.[5] Quant Freud rencontre Deleuze, alors la métapsychologie se met à parler ce qui manquait encore à lui faire dire, entre les lignes, cette part de notre éprouvé où la métaphore prend vie en deçà même de son écriture et de sa lecture formelle. Bien sur, Deleuze à l’opposé de Freud, creuse une philosophie sans sujet une recherche de l’impersonnel qui au-delà des différences radicales cherche dans les points singuliers d’une écriture et d’une pensée le point universel à chacun, celui qui permet de glisser « allégrement » d’un devenir à l’autre. Bien sûr Deleuze ne peut accepter le socle fondateur de la légende oedipienne dans ce qu’elle provoque cette méchante manie d’enraciner le devenir humain autour d’une unique normativité pour lui aliénante. Mais Deleuze décline sur tous les temps le même procédé de passage, qu’il décrit là encore de manière multiple, sous la forme d’un « begaiement » du langage ou d’une formule : « I woud rather not to », qui ne sont alors que deux des différentes forme du talents des ses auteurs qui font trembler la langue pour en extirper toutes les facettes de la création. Si le travail de la métaphore enveloppe d’un nom commun l’ensemble de ces procédés de torsion du langage, alors Freud et Deleuze se complètent sur le terrain même où ils se démarquent. On peut alors mieux comprendre lorsque Deleuze écrit Aussi la psychose est elle inséparable d’un procédé linguistique, qui ne se confond avec aucune des catégories connues de la psychanalyse, ayant une autre destination. Le procédé pousse le langage à une limite, il ne la franchit pas pour autant. Il ravage les désignations, les significations, les traductions, mais pour que le langage affronte enfin, de l’autre côté de sa limite, les figures d’une vie inconnue et d’un savoir ésotérique. Le procédé n’est que la condition, si indispensable qu’il soit. Accède aux nouvelles figures celui qui sait franchir la limite [6]. C’est dans le rhizome qui le lie à Deleuze et à Freud que le thérapeute pourra trouver le procédé et le moyen de franchir la limite par son intermédiaire. Franchir la limite c’est accepter de se tenir au bord du gouffre insondable du devenir autre et de ses infinie potentialités. Cette limite, ce bord du gouffre est celui d’un point de crise ou le mouvement de création bascule à fleur de peau d’une écriture catastrophique, à fleur de délire si l’on peut dire. Ainsi, alors qu’il parle du génie littéraire de certains écrivains, il nous semble entendre chez Deleuze, une description de l’écriture du discours psychotique. L’auteur de « Critique et clinique » exprime alors que la littérature : opère une décomposition ou une destruction de la langue maternelle, mais aussi l’invention d’une nouvelle langue dans la langue, par création de syntaxe… On dirait que la langue est prise d’un délire, qui la fait précisément sortir de ses propres sillons ”.[7] Ainsi l’étau se resserre, qui vient circonscrire, selon Deleuze, le point singulier qui fait le génie créateur de l’écrivain en même temps, selon nous, qu’il rapproche l’acte créateur dans le langage avec son corollaire, image miroir inversée, d’une déconstruction du langage qui vient crypter le délire de la psychose. Ici le récit du malade n’est plus une forme dégradée antérieure à la formation normale du langage, il est l’autre versant naturel qui vient avec son jumeau étrange du génie littéraire marquer le territoire d’un point d’équilibre celui d’un moment catastrophique de la création même du langage. Entre délire et création de sens ici balance le pouvoir de la métaphore.
Nous retrouvons alors chez Deleuze ce qui sera pour nous une intéressante définition de la métaphore. Il aurait pu dire : « Ecrire est une affaire de métaphore », mais il écrit plutôt : Ecrire est une affaire de devenir, toujours inachévé, toujours en train de se faire et qui déborde toute matière vivable ou vécue. C’est un processus, c’est à dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu. L’écriture est inséparable du devenir : en écrivant, on devient-femme, on devient-animal ou végétal, on devient-molécule jusqu’à devenir imperceptible[8]. Ici la métaphore est bien cette possibilité de pliage qui rend infini les possibilité d’écart entre un état et un autre. Reprenant la métaphore du mouchoir, différents points de ce mouchoir vont se rapprocher ou se distancier selon un nombre de configurations infinis selon la manière dont le mouchoir va se retrouver plié dans la poche. L’abolition la plus extrême de l’écart sera celle où deux points du mouchoir, initialement distant, finissent par se toucher. L’écriture est inséparable de la métaphore, en métaphorisant, on devient-femme, on devient-animal ou végétal, on devient-molécule jusqu’à devenir imperceptible.
C’est bien ici à l’aune des formes de l’impersonnel et de l’anonymat qu’il faut penser la « clinique » de Deleuze. Ici point de philosophie du sujet mais un concept d’infini juché sur les épaules multiples d’un mouvement de devenir ; devenir intense, devenir animal, devenir imperceptible. Ici le passage à l’infini se fait dans l’articulation du devenir et d’un ou de procédés du discours qui ne sont pas nécessairement subjectivant (« I would rather not to »). La métaphore comme forme première du procédé, s’éloigne d’une interprétation par l’analogie ou la comparaison, il s’agit alors d’une certaine manière de souligner les rapports, les relations intimes qu’entretiennent le nombre infini des devenir possibles. L’individualité n’est plus le produit aliéné par l’histoire d’un sujet, mais le produit d’une multitude de rapports et de relations telles quelles se reproduisent, se maintiennent ou se transforment dans l’usage créateur du langage. Entre différence et répétition, l’identité oscille dans le mouvement informe d’un bain de formes hétérogènes infinies. Ici le procédé permet de « circuler à vitesse infinie dans le chaos » qui n’est rien d’autre qu’une idée non organisée du réel, sans territoire définis à l’avance, un corps sans organe. Alors la forme du sujet se dissout dans l’indistinct pour se détacher à nouveau, dans un passage constant du fini à l’infini. Désormais la forme se détache selon un certain moment du rapport à l’informe qui devient à sont tour la forme contractée de l’infini des formes possibles. L’informe (infini des formes), l’impersonnel (infinité de personne) devient une autre manière d’un certain rapport au réel. Du fini à l’infini, du territoire à la détérritorialisation, du sujet au devenir autre, Deleuze nous permet de penser autrement qu’un être vivant puisse se reconnaître dans ce qu’il ne se reconnaît pas initialement. C’est aussi pourquoi Deleuze nous permet de nous tenir au plus près de cette inquiétante étrangeté d’un infini ou d’une distance impossible ou l’indéfini rejoint la surdémultiplication des définitions entre les quelles il faut apprendre à faire ressortir la forme momentanée d’un tissu signifiant de relations nouvelles. L’infini devient alors la distance non mesurable d’une relation où devenir autre est a penser désormais comme la tentative de tracer un chemin créateur dans le chaos vivant de la probabilité d’être. Mais attention, pour Deleuze: Devenir n’est pas atteindre à une forme (identification, imitation, mimésis), mais trouver la zone de voisinage, d’indiscernabilité ou d’indifférenciation telle qu’on ne peut plus se distinguer d’une femme, d’un animal ou d’une molécule…On peut instaurer une zone de voisinage avec n’importe quoi, à condition d’en créer les moyens littéraires ”[9]. Et c’est ici l’argument incontournable d’un point d’ancrage à un réel qui doit malgré tout préserver, ne serait ce que le temps d’en créer de nouvelles, les définitions sur lesquels il se fonde. On ne peut scier impunément cette branche qui nous évite alors de basculer dans le vide, l’absence absolue, le gouffre dépressif celui d’un être psychotique qui viendrait s’installer en lieu et place de cette potentialité créatrice du « devenir psychotique ». A ce laissé happer sans cet ancrage, par l’infinité de des lignes de fuite et de la potentialité de devenir autre on pourrait en venir à devenir définitivement fou c’est à dire définitivement et radicalement autre que soi même. Avec cette vision de la « méthode » deleuzienne, on peut en quelque sorte instaurer une zone de voisinage avec la psychose, à condition d’en créer les moyens littéraires ou encore le bon usage d’un procédé métaphorique qui permettra de le penser. Et c’est bien alors en ce point précis que Deleuze rencontre Freud en nous ouvrant le champ des possibles dans l’évolution de la cure.
N’est ce pas ainsi, en percevant dans le bain de sa propre interprétation théorique la valeur de l’apport deleuzien, que Monique David-Ménard écrit : Ces textes de Deleuze, ce sont des compagnons de l’analyste dans ces cures, ils donnent à l’analyste un commentaire second de l‘angoisse mobiliséé en lui par le caractère atypique de ces patients originaux. Mais c’est à partir de son angoisse qu’il travail : l’analyste est provoqué à affronter un désespoir du sens, un éclatement du temps, à la fois immobile et fulgurant dans les raccourcis qui s’effectuent parfois à tel détour de séance, et qui laissent sans voix ”.[10] Logique particulière qui vient voisiner avec celle du délire, chaos de sens ou absence de sens, la métaphore devient moment catastrophique entre la création et l’effondrement. L’image même, en somme, du mouvement créateur dans la pensée, puisqu’il est aussi celui qui permet de continuer à faire évoluer l’espace de cure dans l’invention permanente d’une réalité commune et partageable où patient et thérapeute peuvent continuer leur rencontre sans que l’un ou l'autre en soi détruit pour autant. De purs devenirs, de purs événements sur un plan d’immanence (…) Penser c’est expérimenter, mais l’expérimentation, c’est toujours ce qui est en train de se faire _ le nouveau, le remarquable, l’intéressant, qui remplacent l’apparence de vérité et qui sont plus exigeants qu’eux ”.[11] Nous sommes ici dans le point d’articulation qui vient expliquer comment et pourquoi l’analyste peut échanger quelque chose avec le patient fusse t il psychotique. La métaphore prend sa source dans un originaire qui peut seul s’articuler à un universel, à la fois référence à un universel qui rend l’échange possible en l’ancrant à ce point de convergence originaire en même temps que comme point d’articulation d’une multiplicité infinie dont la divergence peut engendrer chaos et cacophonie ou encore chaos deleuzien qui n’est plus cacophonie mais réouverture au possible. Explication alors aussi d’un va et vient rendu vivant entre convergence et divergence vers une création perpétuelle de sens, qui n’est plus sens unique ou impasse de sens infinis. Ombre portée donc, d’une barre métaphorique qui vient perpétuellement troubler la définition du corps et de la psyché, de l’intérieur et de l’extérieur, du je et de l’autre, de l’analysant et de l’analyste. La métaphore est dans la barre qui sépare et articule toute dualité (dont le couple Signifiant/signifié est l’archétype). L’écart entre normal et pathologique subit le contre coup du procédé et amène un peu plus près le normal au bord de la folie, le discours au bord du délire. Avec la théorie psychanalytique, “l’étrangeté radicale de l’aliéné a cédé la place à l’inquiétante étrangeté d’un familier tour à tour proche et trop lointain”.[12] Avec Deleuze, cette fois, l’étrangeté radicale de l’aliéné a cédé la place à l’inquiétante étrangeté d’un familier tour à tour proche et trop lointain. Le personnage Deleuze/Freud que nous avons rencontré ici, permet alors au personnage Freud et au personnage Deleuze de dépasser leurs limites respectives. Dépassement donc des catégories dualistes, des frontières disciplinaires entre philosophe et psychanalyste, mais aussi de l’identité ou des séparations de discours, c’est enfin la catégorie même du temps qui s’en retrouve chamboulée et possiblement transformée voir transgressée. Cette transgression est en équilibre sur le procédé métaphorique qui la porte, ce qui la rend susceptible de basculer entre construction et déconstruction, entre identité névrotique et identité psychotique, entre sens commun et délire. Un certain rapport à la transgression, en langage psychanalytique, peut aussi s’entendre comme un certain rapport à la castration, forme métaphorique caractéristique de la théorie freudienne autour de laquelle vient s’articuler la bascule du devenir possible vers la psychose ou vers la névrose. Ici la transgression est encore celle des différentes catégories descriptives du réel en même temps que celle du découpage temporel dans lequel le patient vient identifier, entre les lignes, le récit de soi. Dans la cure nous pourrons alors y voir plus clair si l’on soumet le discours psychotique à l’éclairage de l’originalité de l’approche deleuzienne. Dans un exemple cité par Monique David-Ménard, il nous semble retrouver alors toute la quintessence de cette rencontre avec le psychotique, au cœur des singularités les plus intimes du mouvement métaphorique, point carrefour de tous les discours, de toutes les rencontres, de toutes les potentialités, tous les devenirs possibles et toutes les transgressions. Le discours de la patiente citée : mettaient plutôt en forme des dispositifs inouïs de l’espace, des court circuits et des séquences temporels inédits, des couleurs jamais vues, et des impressions qui déclinaient l’originalité de son monde sans modèles ”.[13] Ici, la restitution par description métaphorique est autant celle du discours du patient que du récit que l’analyste fait du vécu de ce discours. Cette restitution est celle d’un être en situation de percevoir. La puissance globale d’un événement se retrouve alors restituée, dans une instantanéité où la réussite d’une métaphore abrite l’étonnant processus d’une récomposition/décomposition étrange de la quintessence de cette sensation d’être. Description d’une perception au-delà de l’usage habituel des mots, vers une réécriture intime de cette perception dans l’esprit de celui qui perçoit autant que celui qui reçoit cette description. Un autre jour, elle était au bord de la mer avec des collègues : elle voyait d’abord un rivage calme d’un coté, et de l’autre, le déchaînement des vagues mais il n’y avait pas de limites entre les deux cotés ; au bord de l’eau ses collègues jouaient à marcher sur l’eau, à flotter : il y avait une corde qu’ils tenaient derrière leur dos et qui leur permettaient de flotter. Pour elle c’était d’abords impossible, elle allait s’enfoncer, mais finalement cela marchait. Mais elle se rendait compte, pendant qu’elle flottait sur l’eau que le face à face des deux mers, déchaînée et calme, c’était un tableau, et cela la faisait passer à une autre partie du rêve où elle avait perdu son portable ”. En écoutant ce récit de rêve je ne me peut m’empêcher de repenser a cette métaphore précédemment citée par Proust et les conclusion que nous avons alors tenu… au-delà des catégories verbales de la perception, ce sont alors les catégories même de description de la réalité qui s’en trouve potentiellement transgressées en un mariage de sens novateur. “ Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu’il avait prés de lui […] était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation (Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur, cité par J Y Pouilloux) ”. Cette mise en lien entre déconstruction littéraire et construction délirante vient alors trouver sa rencontre possible dans le récit thérapeutique d’une rencontre justement, celle de l’analyste et de son patient. Le récit de cette rencontre devient alors, à l’image de cette rencontre, une cocréation non chronologique, car simultanée, où les processus métaphoriques que nous avons décrits à l’aune du regard du personnage chimérique Freud/Deleuze/Ricoeur, semblent coexister dans une opération instantanée, échappant à toute mesure temporelle, accomplie par l’émetteur comme par le récepteur du message : « Comme si la métaphore opérait une sorte de raccourci, de court circuit… comme si la métaphore tirait sa vigueur de la brièveté sidérante grâce à laquelle elle parvenait à rejoindre l’événement d’une sensation qui ne se savait pas encore, par la promptitude de l’expression à la révéler à elle même et à frayer une voie à la connaissance »[14] Suspension du temps donc, dans un acte créateur, autre moyen de percevoir et de rendre une image du réel perçu, ou création d’un sens non encore aperçu ou à la limite de l’être. C’est en ce point particulier de la métaphore où les différents discours se rencontrent que le choix d’une autre ligne de fuite devient possible. L’abolition momentanée du temps dans le bain de ces définitions multiples autorise la prise en compte d’une direction nouvelle commune aux esprits qui s’y rencontrent quels qu’ils soient et quel que soit le compte que l’on puisse en faire. Freud, Ricoeur, Deleuze, analyste, analysé et autres lecteurs du récit de ces rencontres, c’est dans ce point précis du multiple que se donne la possibilité, dans la création d’un récit plus libre de penser, d’infléchir l’impasse du temps figé d’un écart irréparable entre une certaine dimension du discours dans son aliénation névrotique et son alter ego, versant psychotique de l’aliénation des mots. Dans cette dynamique de fonctionnement de pensée quelque chose d’un sens devient possible : En écoutant certain de ses rêves, j’étais non plus médusée ou réduite au silence sur le mode de l’approche angoissée du même accroc irréparable, mais admirative de sa capacité à mettre en forme la singularité de son monde et les aspect de l’impossible. Ce qui ne signifiait pas, pour autant, l’abolition de son décalage.[15] Ici encore, comme pour Deleuze le socle dur d’une réalité de référence garante d’une certaine stabilité de la raison nous ramène encore une fois à relativiser la théorie du Rhizome, pour qu’elle nous demeure pensable. Dans le jeu des mots du devenir multidimensionnel, l’autre, comme le patient psychotique lambda, est toujours une alternative parmi une infinité d’alternatives. Dans cette dynamique de la pluralité temporelle le devenir autre n’est pas devenir cet autre en particulier, au risque pour l’analyste de devenir a son tour psychotique. Ceci implique seulement une ouverture a un champs infini du devenir autre qui prend pour chacun des deux protagonistes un détour qui lui est propres même s’ils sont orientés à l’aune de cette relation spécifique qui se déroule entre eux deux.
La possibilité de cette cure a reposé, me semble-t-il, sur le fait que ce qui ne peut pas être codé dans un langage négatif, celui de l’impossible ou de l’irréparable devient capable de produire des dispositifs variés et, dès lors, positifs. Cela exige d’abords que la dissymétrie des positions par rapport au risque de l’absurde, de l’éclatement du temps en des scénarios de fin du monde, puisse être dite. Dite par l’analyste non pas comme vérité qui idéaliserait la folie ni seulement comme un refus défensif d’un monde éclaté, mais comme l’enjeu de l’angoisse qui se développe pendant les séances. C’est ce changement du statu du négatif, qui de dérision de la parole ne commençant que pour se perdre dans son interruption, devient formes variées de l’inédit, qui permet que s’invente le temps d’une vie menacée par le désespoir ”. [16]


[1] David-Ménard M _ Processus stationnaire et vitesse infinie, in Le temps du désespoir. P.U.F
[2] Aulagnier P _ La violence de l’interprétation (1975). Le fil rouge, PUF, (1999), p 14.
[3] Aulagnier P _ Idem, p 14.
[4] Aulagnier P _ Idem, p 17.
[5] Aulagnier P _ Idem, p 15.
[6] Deleuze G _ Critique et clinique. Ed de Minuit, (1993), p 32.
[7] Deleuze G _ Critique et clinique. Ed de Minuit, (1993), p 16.
[8] Deleuze G _ Critique et clinique. Ed de Minuit, (1993), p 11.
[9] Deleuze G _ Critique et clinique. Ed de Minuit, (1993), p 11.
[10] David-Ménard M _ Processus stationnaire et vitesse infinie, in Le temps du désespoir. P.U.F
[11] Deleuze G, Guattari F _ Qu’est ce que la philosophie ? Paris, Ed de Minuit, p11, (1991).
[12] Aulagnier P _ La violence de l’interprétation (1975). Le fil rouge, PUF, (1999), p 22.
[13] David-Ménard M _ Processus stationnaire et vitesse infinie, in Le temps du désespoir. P.U.F
[14] Pouilloux J Y _ Métaphore in Encyclopaedia Universalis, (1995).
[15] David-Ménard M _ Processus stationnaire et vitesse infinie, in Le temps du désespoir. P.U.F
[16] David-Ménard M _ Processus stationnaire et vitesse infinie, in Le temps du désespoir. P.U.F